CHAPITRE 13 : MARGARITA - MERIDA (Andes) - TORTUGAS - LOS ROQUES - PUERTO LA CRUZ
Caramel est bien amarré dans la marina Margarita sur l'île du même nom, à une trentaine de kilomètres au large de la côte nord du Venezuela. Tout est un peu à la bonne franquette, mais les gens sont si gentils qu'on est amené naturellement à prendre les choses avec philosophie. Nous étions amarrés à l'avant sur notre ancre depuis 10 jours quand survient un coup de vent qui lève durant 2 heures au milieu de la nuit, tous les Captains présents sur leur bateau. Tout se passe finalement bien et le lendemain, le marinero de service nous informe que des corps-morts existent au fond de l'eau pour tous les postes d'amarrage, mais qu'il faut plonger pour y passer un cordage ! Nous envoyons un autre marinero faire la manœuvre … Nous voilà bien accrochés et nous pouvons partir en balade l'esprit léger.
Nos amis de Nouchka sont toujours là et nous parcourons l'île avec notre KIA de location. Les ressources touristiques sont de deux ordres : les kilomètres de plages qui rameutent les vénézuéliens du continent pendant les périodes des vacances et le statut de port franc de l'île, ce qui autorise les visiteurs à acheter tout hors taxes. Il y a de beaux centres commerciaux, surtout bien achalandés en alcools et autres cigares. Le change entre dollar et bolivar s'étant déprécié de moitié en 8 mois, les marchandises en stock sont très bon marché pour les européens et les nord-américains.
Le parc automobile est une particularité du Venezuela. Les trois-quarts des voitures sont des américaines datant des années 70. Les caisses sont souvent pourries, mais les moteurs tournent toujours rond, une belle pub pour la construction US. Dans ces années d'insouciance énergétique, les moteurs étaient au minimum de 4 litres (4000 cm3) avec une consommation proportionnelle. Mais ici ce n'est pas un problème, le super sans plomb coûte 5 centimes d'euro ! Quant au diesel, il faut faire des kilomètres pour trouver une pompe qui en sert (seulement BP).
Catherine saisit l'opportunité des facilités aériennes pour rentrer voir sa maman en France durant trois semaines et le Captain en profite pour écrire un nouveau chapitre et une série de pages techniques sur le site de Caramel. Le bateau réclame un peu de nettoyage, le temps file à toute allure.
Déjà mi octobre et le retour de Catherine. Nous entamons notre escapade dans les Andes.
Un petit Beechcraft de 19 places nous emmène à Caracas, capitale de l'état et ville côtière coincée entre montagnes et mer des Caraïbes. La grande cité centralise tous les pouvoirs et aussi tous les maux de l'état. Nous n'avons pas prévu d'y séjourner et n'y restons que 15 minutes, le temps de changer d'avion. Nous arrivons à Mérida, capitale de l'état du même nom. La ville est à 1.600 m d'altitude, coulée entre la vallée de la Sierra Nevada et celle de la Culata.
Ville universitaire de 330.000 habitants, elle est réputée pour la gentillesse de ses habitants et la fraîcheur de son climat. Nous apprécions particulièrement cette dernière caractéristique, 25° nous semble réellement très frais. Le climat est très stable toute l'année : entre 22 et 28°, mais nous sommes toujours sous les tropiques, le soleil darde toujours fort.
La végétation en tire bénéfice et tout pousse : des pommiers avec des bananiers, du café avec des noix de coco, des roses et des plantes tropicales, même des cactus un peu plus bas dans la vallée. C'est vraiment étonnant !
Les montagnes ne sont pas sans rappeler les Alpes du vieux continent. En "hiver" (novembre à février), il est possible de voir une couronne neigeuse sur les montagnes entourant la ville, mais c'est éphémère et seul le Pico Bolivar (évidemment) qui culmine à près de 5.000 m a le privilège des neiges éternelles.
La ville elle-même n'a aucun intérêt, ce sont des constructions sans style, mais le site est beau et dès que l'on sort de la ville, la campagne est agréable et les vues somptueuses. Nous logeons dans une posada (auberge) au cœur de la ville, joliment décorée, mais mal insonorisée. Les bottines de montagne et les tricots polaires des habitants nous changent des strings minimalistes des estivantes.
La première excursion nous élève sur le toit du Venezuela : le Pico Bolivar. Le départ du téléphérique est tout proche de l'hôtel. Cinq stations sont nécessaires pour arriver à 4.800 m d'altitude. Entre chaque station, le paysage change, la végétation varie puis se raréfie. Au-dessus de 3.600 m, nous entrons dans le jardin des Frailejones, grande plante endémique aux longues feuilles veloutées et à la hampe chargée de fleurs jaunes. C'est la saison des fleurs et la montagne flamboie.
Le téléphérique a été installé par des français en 1958. Pendant 40 ans, il a été … régulièrement en panne, mais depuis 98 une révision générale lui a donné une relative fiabilité. Il n'est plus fermé que 15 jours tous les trimestres pour maintenance ! Nous avons donc de la chance et prenons le dernier tronçon alors que le premier nuage encapuchonne la cime. Raté pour la super vue du top, mais nous souffrons de l'altitude. Nous ne sommes jamais montés si haut. La respiration semble peu efficace, une nausée sourde nous guette.
Le Captain marche 60 m vers un point de vue à l'extérieur de la station. Ereintant, la tête tourne, on a l'impression de s'évanouir. Zou, on refait la queue pour redescendre. Catherine à la station du dessous s'essouffle également en courant 50 m pour rattraper la cabine après une photo plongeante. De retour à 1.600 m on a l'impression de respirer de l'oxygène pur !
Un déjeuner tardif nous rétablit l'estomac et l'esprit et nous décidons d'aller faire un tour du côté de la Plaza de Toros. Cet après-midi, il y a corrida et nous nous risquons à ce "spectacle" car ni Catherine ni le Captain n'en ont encore vues.
Les gradins sont aux trois-quarts déserts, l'ambiance est un peu chiche. Présentation des participants : les six Matadores en tête suivi des deux Picadores, des muletas de service et des chevaux attelés au traîneau qui tirera le cadavre … Nous verrons bien de qui. Le premier taureau ne se présente pas en personne, mais un sbire exhibe sa carte de visite : ferme d'élevage et poids : 453 kg de force et de vie.
La bête est lâchée. Surgissant d'une stalle obscure, elle est propulsée face au soleil aveuglant. Elle se fend d'une course effrénée au travers de l'arène pour évacuer son stress et tenter de calmer cette première douleur infligée par l'aiguille plantée dans l'échine mais joliment ornée d'une faveur rouge. "Que font donc tous ces gens en costume d'opérette ? " se demande probablement le puissant bovin.
Premier acte : quelques passes de muleta pour chauffer le public et la bête avant l'entrée du grand sinistre : le Picadore. Pour les néophytes que nous sommes, il est flagrant de constater les réactions prévisibles du taureau. Le jeu des acteurs, leurs placements montrent qu'ils connaissent les réactions du taureau. Le Picadore se positionne donc à un endroit précis de l'arène, bien calé sur son cheval caparaçonné. La pique abaissée, il laisse le taureau venir au contact du cheval, puis d'un geste lent et assuré, il enfonce la ponte d'acier dans l'échine de la bête. Le sang coule à gros bouillons le long de sa robe. Une flaque écarlate fleurit sur le sable. Il y a décidément beaucoup de sang dans le corps d'un bovin.
La valetaille de la muleta sonne l'entracte après cette scène sortie directement des jeux du cirque. Vient ensuite le numéro solo (en principe) du champion en titre : le matadore. Sous son habit de tantouse et chaussé de ballerines, il fait virevolter sa muleta pour épuiser davantage le taureau. La bête se fatigue assez vite, beaucoup de force mais peu d'endurance. A chaque pause du taureau, le comédien toise sa victime, vocifère à son encontre, prend le public à témoin.
Vient ensuite un couple de banderillos, dont le rôle est de darder l'échine de l'ennemi du jeu avec ces longues fléchettes enrubannées et acérées. Mission accomplie, tout est noyé dans une mare de sang.
Acte final du drame. Le champion revient sur scène pour quelques passes rapprochées. Le taureau est lent, sa tête lourde, sa langue pend exagérément hors de sa gueule, un liquide visqueux et rouge en dégouline.
Harangue mortuaire, l'ennemi va bientôt mourir et reçoit en guise d'absolution un chapelet tonitruant de remontrances. Il faut bien lui expliquer ses torts avant de l'achever. Les gradins haussent le ton, la voix de la foule accompagne le justicier, l'exhorte. Le matadore embrasse le public d'un regard de braise, l'interroge bruyamment. Dans ce duo de grondements, le condamné du drame semble devenu spectateur d'une comédie.
Le taux d'adrénaline semble à son comble chez tous les acteurs. Un sous-fifre tend un estoc au maître de cérémonie. Le taureau ne bouge plus, plus de force, seulement de la résistance. Le matadore se positionne. Il raidit son corps, le tend tout en arc sur la pointe des pieds, la tête penchée en arrière et la lame en avant juste au dessus de l'échine. Il la plonge au cœur de l'animal.
Raté ! Le taureau balance la tête. Hagard, il fait quelques pas en crabe. L'estoc ressort lentement de sa cage thoracique, comme une raillerie ensanglantée. Un second estoc charcute les entrailles de la victime. Toujours sans résultat. Le sbire passe alors une épée spéciale, munie d'une garde à quelques centimètres de l'extrémité de la lame. L'animal est prostré le museau ruisselant de sang pratiquement au sol. Il offre son collet à l'arme blanche, supposée sectionner les nerfs entre deux vertèbres. Il faudra six assauts pour faire tomber l'animal.
La caméra est rangée depuis longtemps dans son sac, le sentiment d'écœurement s'est alourdi au cours des quinze minutes de la pièce. Un sentiment de colère sourde naît.
La corrida comporte six prestataires, mais après le troisième massacre, le Captain commence à éructer des insanités contre les spectateurs et le matadore.
Le second taureau met à terre le picadore et va l'encorner quand la valetaille de la muleta intervient pour une diversion. Le troisième taureau envoie en l'air la folle en habit de satin et l'encorne à deux reprises. Sérieusement rudoyé et sans ses chaussons de ballerine, il se remet tout de même face au taureau. Ce n'est pas du courage, c'est de la bêtise.
Après le troisième abattage, nous partons, écoeurés par tant d'absurdité et de sentiments bas. L'homme doit bien être le seul animal qui tue en y prenant du plaisir. Nos n'osons pas employer ici le mot bestialité, ce serait déshonorant pour le taureau. Question de traditions nous explique-t-on. Les chrétiens et les maures remercient les romains qui ont su faire évoluer les leurs.
Un regard apaisant sur les montagnes et le soleil couchant détend les esprits. Ce soir ce sera certainement du poisson au menu …
* * *
Le lendemain, nous faisons connaissance avec Jorge, le guide qui nous organise les visites. Jorge était juriste dans l'administration touristique de Mérida, mais il a perdu son job après l'avènement du Président Chavès à la tête de l'état.
Il vit actuellement d'expédients juridiques, mais s'est fait une réputation justifiée en tant que guide touristique. Sa grande culture générale nous apprend beaucoup de choses sur la vie dans ce pays et ses malheurs politiques.
Nous l'accompagnons dans sa voiture au travers des montagnes andines de l'état de Mérida sur la route Transandina vers Trujillo, pour atteindre le Parc National de la Sierra Nevada.
Magnifique endroit de nature préservée : grandes steppes entre lacs d'eau glacée, torrents et ruisseaux. Nous sommes à 3.600 m d'altitude, l'air est frais mais rare. Les truites gambadent dans l'eau limpide des ruisseaux. Les frailejones jaunes colorent le paysage avec goût. C'est le plus bel endroit de la région.
Nous embrayons vers un autre col, pour visiter la "Fondation des Condors". Les condors andins du Venezuela se sont éteints dans les années 80, suite à une destruction intensive des agriculteurs. L'Argentine et la Colombie ont fourni de jeunes condors et un essai de repeuplement a été tenté avec succès dans les années 90. Ils sont maintenant protégés.
Nous n'en verrons malheureusement pas en vol, et nous nous contenterons des deux spécimens gardés en volière. Un court vol permet d'apprécier la taille (3 m d'envergure) et la puissance de ces volatiles. Une tête de veau traîne au sol en guise de pâture. Chacun son goût …
Sur le chemin du retour, nous visitons un village "Los Alejos", reconstitution historico commerciale d'un village andin des années 20. Les vénézuéliens adorent. Le Captain est même embarqué dans une représentation théâtrale !
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Notre posada est décidément trop bruyante, nous en avons marre d'entendre pour la troisième nuit consécutive les gémissements érotiques de notre voisine de chambre soumise aux saillies répétées de son hidalgo. On se tire pour s'installer dans une ancienne hacienda située à l'extérieur du centre ville.
Fatigués, nous continuons nos visites avec Jorge dans la très belle vallée de La Culata, où il ferait bon habiter et l'Hacienda Victoria transformée avec goût en musée du café, les chutes de Caru et une petite fabrique artisanale de sucre de canne.
Les cinq travailleurs oeuvrent sous un simple toit de tôle. Une antique presse à canne est mue par une large courroie de cuir entraînée par un vieux moteur pétaradant à trois mètres de là. Un ouvrier alimente la machine en cannes. Elles sont broyées entre deux rouleaux de fonte et le jus recueilli au bas de l'engin coule par gravité dans une cuve de fermentation.
Après 24 heures, le liquide est mis à bouillir dans la première d'une série de quatre larges cuves en acier, scellées sur un bâti de terre cuite. Sous ce bâti brûle une fournaise alimentée par les débris de cannes broyées.
Suivant sa viscosité, un autre ouvrier transvase le jus de canne vers la cuve suivante, à l'aide d'une louche géante. A la dernière cuve, ce n'est plus qu'une pâte brûlante et rousse qui est en ébullition. L'air au dessus des cuves est suffocant, une fumée épaisse et lourde traverse les lieux.
Deux ouvriers sont en charge de vider la dernière cuve à la palette et de verser la mélasse consistante dans des moules de bois qu'ils laissent durcir un moment.
De belles briques caramel de sucre de canne s'entassent dans une caisse en carton, direction Mérida. On s'en sert pour sucrer boissons et pâtisseries.
Un ouvrier récupère les débris de cannes broyées sur une peau de vache devant la presse et les tire régulièrement vers l'immense tas qui sèche à l'extérieur.
Jorge explique que cet artisanat vaut la peine d'être vu car ses jours sont comptés. Nous sommes bien de son avis.
Nous mettons à profit la fin de notre semaine de séjour pour visiter quelques musées en ville et se connecter à l'Internet dans un des innombrables cyber-cafés et nous faire couper les cheveux ! Mérida nous laisse vraiment un excellent souvenir.
Un autre Beechcraft nous ramène aux aurores vers Margarita, Caramel et la chaleur.
***
Deux jours sont nécessaires pour refaire un grand approvisionnement du bord. Nous partons sous peu vers La Tortuga et Los Roques. La première est une île déserte, les secondes forment un archipel pratiquement sans ressources. C'est notre dernière possibilité de faire du grand avitaillement avant un bon moment.
Lundi 21 octobre 2002, réservoirs et cales remplis, Caramel tire poliment sa révérence au staff de la Marina et toutes voiles débordées, file le long de la côte sud de Margarita pour atteindre en fin de journée la baie peu profonde de la côte ouest. Le soleil se couche très rapidement derrière un horizon nuageux, signe d'une onde tropicale qui passe un peu à notre nord.
Sept heures du matin, le Captain est déjà à l'eau avec une bouteille de plongée. Le séjour prolongé dans la marina de Margarita a plu également aux bernicles (patelles) qui ont sérieusement colonisé le seul endroit non protégé par la peinture anti-fouling : l'hélice. Une demi-heure sera nécessaire pour gratter l'épaisse couche de mollusques à la carapace de calcaire dur. Un régal pour les poissons fouisseurs. Une énorme étoile de mer rouge à huit branches joue le spectateur attentif.
Nous levons l'ancre vers 08h30, non sans aller saluer notre voisin de mouillage à l'allure bien délabrée. Son grand sloop en aluminium de 15 m (VIA 52) est privé de mât et a pour tout gréement de fortune : la bôme érigée avec des amarres et les deux tangons pour tenter d'établir une voile retaillée. Nous nous inquiétons auprès de lui pour savoir s'il n'a pas besoin d'aide et rapidement, il rejoint notre bord en annexe.
Il est parti avec un camarade voici trois semaines, de St Martin au nord de l'arc antillais vers Trinidad, pour y faire les travaux d'entretien annuel du bateau. De nuit, ils se font aborder par un gros bateau de pêche («Cela sentait le calamar à plein nez" dit-il). Eperonné à hauteur du mât, la coque en aluminium s'ouvre sur une brèche de plus d'un mètre. Dans la foulée, l'ancre du chalutier accroche les haubans, et démâte illico le voilier. Le skipper et son équipier sont projetés contre les cloisons et commotionnés par le choc. Par la brèche, l'eau s'engouffre à grande vitesse. Le voilier est tiré pendant de longues minutes avant une réaction du bateau de pêche.
De son pont, un gros phare éclaire le voilier et la tête hurlante du malheureux skipper. Consternation : au lieu de ralentir et d'apporter secours, le chalutier met ses machines en avant toute jusqu'à la rupture des haubans qui les liaient. Puis le projecteur s'éteint, laissant le voilier à moitié rempli d'eau avec un mât pendant le long de sa coque et son équipage blessé. On ne reverra plus le chalutier …
Le skipper courageux et tenace arrive à vider le bateau, à bâcher la brèche, puis commence un long et pénible travail : se débarrasser du mât en forme de virgule qui traîne à l'eau, assécher et récupérer ce qui peut l'être. Le moteur est noyé et les tanks d'eau douce sont éventrés. Sous gréement de fortune, il rejoindra la pointe ouest de Margarita. Son équipier s'est enfui dès la terre en vue et seul, il travaille pour renforcer son gréement de fortune, l'équiper de la grand voile retaillée en plus d'un foc, afin de rejoindre St Martin où sont les siens. Il survit depuis 15 jours, en troquant au prix fort avec les villageois de la nourriture et de l'eau.
Pour lui remonter un peu son moral, nous lui passons un colis de nourriture et une bouteille de rhum. Chapeau bas Monsieur, vous êtes un sacré marin.
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L'onde tropicale se déplace lentement vers l'ouest et annihile l'alizé convalescent de cette fin d'été. C'est donc au moteur que nous franchissons les 55 milles qui séparent Margarita de La Tortuga. Nous voyons de temps à autre un genre d'orphie jaillir hors de l'eau et parcourir une centaine de mètres en plusieurs bonds, propulsée par de frétillants coups de queue. Au bout de nos deux cannes à pêche, les poulpes en silicone ricanent encore de voir le poisson se tailler …
Mais patience et longueur de temps font plus que force et que rage : un barracuda de 80 cm se laisse berner par le poulpe jaune. Catherine coupe les gaz, le Captain embobine la ligne. Dzzzing ! Le nylon casse au moulinet mais s'entortille heureusement au bout de la canne sans s'échapper. Nous le remontons gentiment à la main avant de l'achever dans la grande bassine bleue, antichambre de la mort pour la poiscaille sur Caramel.
Voilà un repas pour 6 personnes ! Et cela tombe à point, car nous retrouvons nos amis Alain et Monique sur Nouchka au premier mouillage de La Tortuga. Ils reviennent des Roquès et allaient partir le lendemain vers Puerto La Cruz sur le continent pour tenter de faire réparer un moteur hors service (encore !). Notre arrivée les décident à surseoir leur départ de 24 heures. C'est l'occasion de cuire les darnes de barracuda sur le barbecue de Nouchka et de faire une partie endiablée de Knock (cartes).
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Ce mouillage est magnifique : une grande demi-lune de sable blanc et derrière, un lagon et un récif corallien sur lequel brise la houle du large. Tortugas est une île déserte et plate. Les nuages ne peuvent s'accrocher et la pluviométrie est bien faible. Seuls quelques cabanons de pêcheurs sont érigés en bordure de plage. Ils y logent la nuit pendant les campagnes de pêche qui durent plusieurs jours avant de rejoindre le continent éloigné de 100 Km. Durant l'été quelques dizaines de plaisanciers y font halte sur la route des Roquès.
Nous nous étonnons en regardant une grosse trombe (tornade) se former juste en mer juste derrière la baie. C'est la première que nous voyons en mer, seule Lanzarote nous en avait offertes quelques petites sur son sable désertique. La cheminée comporte un canal central bien vide et transparent, c'est le pendant du fameux œil du cyclone, son (très) grand frère. Les américains sont blasés, ils en ont tout le temps en Floride paraît-il.
Nous faisons connaissance sur la plage avec Patrice et Sylvie qui sont également partis de France depuis plus d'un an avec leurs deux enfants. Une partie de chasse sous-marine s'organise dans le lagon avec Olivier, Captain d'un étrange mais innovateur catamaran en aluminium. Le grand lagon est poissonneux, la taille des poissons-perroquets est suffisante pour faire un repas à deux. Un spécimen rouge orangé se croyant à l'abri au fond d'un trou est embroché. Pas l'ombre d'une langouste mais sur le chemin du retour, le Captain aperçoit une grosse crevette colorée. Curieuse, elle tricote des antennes et ne s'effarouche pas de la pointe du harpon qui la caresse ! Patrice harponne deux petites langoustes, mais alors qu'il tend le bras dans la cavité rocheuse pour récupérer le crustacé, une murène lui mord douloureusement l'index au travers du gant de plongée. Lorsqu'il retire la flèche, la murène a mangé la queue de la langouste et seule la tête ressort ! La gueule de la murène est pleine de bactéries, il faut soigner sérieusement cette morsure aux antibiotiques.
Les mouillages changent autour de Tortugas et ne se ressemblent pas. Nous partons à cinq bateaux faire un mouillage précaire derrière un récif corallien un peu au large de l'île. Grâce à une onde tropicale passant un peu plus au nord, nous n'avons pratiquement pas de vent et la houle s'est amortie. Caramel est ancré derrière le platier. C'est un véritable aquarium sur fond de labyrinthe de corail. Des barracudas, de vieux poissons-perroquets dont la robe a viré bleu nuit, des caranx, des grands chirurgiens, le tout en quantité incroyable. Le Captain tombe sur une jeune tortue caret, sommeillante entre deux blocs de corail. Elle se laisse caresser les pattes arrières et la carapace d'un œil suspicieux.
Nous achevons notre séjour à Tortuga dans la Cayo Herradura, autre demi-lune de sable blanc. Les copains bateaux sont de la partie pour une plongée sur le tombant du récif et pour un apéro sur Caramel. Les rencontres amicales sont souvent éphémères en bateau et même si elles se renouvellent au fil des escales, on aimerait parfois partager un peu plus de temps avec certaines familles.
L'équipage est tôt levé ce matin, c'est de 100 milles dont il est question aujourd'hui pour atteindre l'archipel de Los Roquès, parc national aquatique au large du Venezuela. Nous mettons en route à 04 heures dans une nuit obscurcie par des nuages. Le courant nous aide une dernière fois en s'écoulant dans le bon sens à un nœud. Nous arrivons une demi-heure avant le crépuscule de 18h30 après avoir viré les pics au nord de Gran Roquès.
Nous mouillons en face de l'unique petit village de l'archipel, à quelques distance de la petite piste d'aviation. Le modernisme débarque à peine ici : l'électricité et le dessalement de l'eau sont récents. Une banque est ouverte depuis peu, succédant au téléphone par satellite et à la pression du tourisme écologique attiré par la beauté de la nature dans l'archipel. Maintenant, on paie pour voir …
Des rues de sable dur et pour tout véhicule : le camion citerne qui distribue l'eau potable aux habitants et aux posadas joliment décorées.
Matin et soir, de petits avions viennent se poser pour décharger ou charger quelques touristes. Un bel ancêtre fait partie de la noria, sorti des aventures de Tintin, un DC3 se donne en spectacle chaque jour : roulette de queue et museau en l'air. De son vol lent et lourd, il vire d'un large cercle autour de Gran Roquès avant de repartir vers Caracas, dans le ronflement grave de ses deux moteurs à hélice, les roues simplement repliées sous la carlingue. En énormes lettres sur le fuselage : "AeroEjecutivos". Un délice !
C'est jeudi et le bateau d'avitaillement arrive ce matin du continent. Nous restons jusqu'à la mi-journée pour refaire provision de fruits, de légumes et … de cafards. Dans le petit hangar qui sert de mercado, Catherine les contemple alors qu'ils dansent la sarabande entre les carottes et les goyaves. Pas de discussion, tout le monde dans le permanganate de potassium et tous les sacs dans l'insecticide. La vie sans cafards à bord est un plaisir que l'on apprécie à sa juste valeur après la première invasion !
De nouvelles tronches nous font le déplaisir de leur visite : les pélicans Alcatraz. Ils sont des centaines devant le village, tous occupés à engloutir des mini-anchois (canaleros) qui nagent en buissons d'argent sous la surface de l'eau. Ils se laissent tomber comme des pierres, le bec ouvert et ressortent de l'eau, le jabot distendu. Une fois repus, ils affichent une nette prédilection pour les balcons avant de nos fiers voiliers et défèquent avec une ardeur et une abondance qui n'ont d'égale que l'odeur fétide de poisson rance. Peu farouches, ils attendent que nous soyons à l'intérieur ou au village pour tenir un conciliabule serré sur le bastingage, l'air goguenard et le sphincter décontracté. En plus, leur guano sèche vite au soleil et colore le polyester crème du pont. Il faut s'y prendre avec la brosse à récurer. Catherine essaye de poser des épouvantails en sacs plastiques, mais sans le succès escompté. Rontudjûûû !
Il est temps de changer de mouillage, allons nous faufiler entre les cayes de corail de l'île Francisqui. Les cartes de l'archipel ont été relevées au 19ème siècle, avec les outils de mesure rustiques de l'époque (sextant et triangulation). Aujourd'hui grâce au GPS, nous naviguons avec une position connue à 10 m près. Cette précision est largement supérieure aux cartes et rend donc celles-ci inutilisables. On s'en remet donc à une navigation uniquement à vue en jugeant la profondeur de l'eau à sa couleur : bleu foncé = OK, bleu clair = attention, brun = danger. Reste pour le daltonien à faire la différence entre les bleu et brun foncés. Le sondeur vertical n'anticipe pas assez la remontée des fonds. Le sondeur avant donne un aperçu de la situation, alors … Catherine se tient souvent à l'avant. Il faudrait fabriquer quelques échelons entre les haubans pour monter au mât, la lecture des fonds est bien plus claire assise sur une barre de flèche. C'est également pour cette raison qu'il est très recommandé de naviguer dans le corail entre 10 et 15 heures, lorsque le soleil est haut et qu'il fait nettement ressortir les fonds. Le pire est entre 16 et 18 heures lorsque la mer n'est qu'une flaque de mercure, on ne voit strictement rien.
Au début, on se fait un peu peur puis comme d'habitude, on apprend. Mais vient ensuite la récompense quand Caramel est ancré derrière la barrière de corail dans 3 m d'eau turquoise sur fond de sable blanc, l'eau reste plate et l'alizé ne fait que nous rafraîchir. Peut-être un point de vue furtif sur le paradis des marins ?
* * *
Bonne nouvelle dans l'archipel depuis le 01 novembre, c'est l'ouverture de la pêche à la langouste. Oh, pas pour nous mais pour les pêcheurs, c'est plus sûr ! Nous déménageons Caramel avec nos pénates sous le vent de l'îlot Crasqui. Rien que du classique : 4 mètres d'eau sur fond de sable blanc, un bois de mangrove rouge, une lagune d'eau saumâtre et quelques cabanes de pêcheurs sous des cocotiers esseulés. Une des cabanes sur la plage a un appentis aménagé : "Restaurante Don Luis". Deux tables et six chaises sous un toit à quelques mètres de l'eau.
Catherine voyant le troquet désert, demande : "Peut-on manger ?". Oui on peut manger. "Que peut-on manger ?". "On peut manger de la langouste, c'est tout et c'est sur commande". Il nous en coûtera 10 $ le kilo. La patronne nous réserve un kilo par personne pour demain midi, c'est plus facile pour faire les comptes … On n'est pas contre !
La semaine passe toute en farniente, des mouillages somptueux, des couleurs et des contrastes comme sur les cartes postales. Très peu de monde, nous passons plusieurs moments seuls au mouillage. Le manque de contacts sociaux nous pèse parfois et nous sommes contents de rencontrer un autre plaisancier pour tailler une bavette.
Jeudi 07 novembre, nous mouillons au creux de la baie Carenero entre mangrove et récif sur un fond de sable à six mètres au-dessous. La transparence de l'eau est étonnante, Catherine voit une énorme étoile de mer rouge orangée à cinq branches, ce sera la borne éphémère du point le plus ouest de notre périple vénézuelien : 11°53 N 60°51W
Nous apprenons dans notre guide sur les Roquès que cette île est réputée pour ses langoustes et ses … tiburons (requins). Nous avions inconsciemment fait toutes nos ablutions marines avant d'ouvrir le guide à la bonne page !
Seuls dans la baie au petit matin, nous finissons le petit-déjeuner alors que le pêt-pêt d'un moteur hors-bord pétarade le long de Caramel. C'est un vieux pêcheur qui vient nous saluer. Il habite une des deux cabanes sur la grève sous les trois cocotiers que l'alizé d'Est a définitivement inclinés.
Le visage buriné et la casquette maculée par des litres de sueur, Ézéchiel est hors d'âge. Sa saison de six mois aux Roquès vient de commencer. Il pêche par plaisir et par habitude. Ses deux maisons à Margarita lui rapportent quelques revenus quand il vient ici en avion, de novembre à avril.
Nous bavardons un peu de pêche et il nous propose d'acheter de la langouste. Dans le fond de son vieux canot de bois, six langoustes clapotent dans une flaque d'eau de mer. "Combien les langoustes, Ézéchiel ?" - "10.000 bolivars le kilo (=7euros)"- "Bon alors, disons deux langoustes d'un kilo". Catherine à l'heur de lui plaire et alors qu'il vient de ramasser deux bestiaux par les antennes, il en fauche une troisième qu'il nous tend en disant "Cadeau pour Catherine" ! Nous sommes ravis et après l'avoir payé, nous lui remettons à notre tour un "regalo" pour le remercier.
Nous n'étions pas trop de deux pour lier la queue des langoustes et les cuire en deux fournées dans la plus grande casserole du bord. Ce midi, Lucullus déjeune chez Lucullus. Après un beau crustacé juteux et quelques verres de blanc frais, la sieste digestive s'impose !
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Nous retrouvons trois bateaux amis du Rallye des îles du soleil : Kekova, Anahita et Aquilone. Ces deux derniers sont à présent menés en solitaire par leur Captain. Un mail nous avait prévenu depuis une semaine de leur arrivée aux Roquès. C'est vraiment sympa de se retrouver et de discutailler tous ensemble. Catherine prépare un terrible poulet tandoori pour huit convives. Les deux adolescents de Kekova regardent une cassette alors que nous échangeons les expériences de ces six derniers mois.
Les assauts des "puri-puri", ces microscopiques moustiques réveillés par la grosse averse de ce matin, aurons finalement raison de notre résistance. Chacun regagne ses pénates en se promettant une belle plongée sur le récif pour le lendemain matin.
Nous passons 24 heures avec eux, mais les vacances aux Roquès sont terminées, il faut quitter cet archipel somptueux et songer à récupérer notre amie Jacqueline qui doit nous rejoindre. Un rendez-vous a été fixé à Puerto La Cruz, plus à l'Est sur la côte.
Parti à 03h00 du matin, Caramel tire un bord agité vers le continent distant de 100 milles pour arriver en début de nuit près de Carenero, dans un fjord bordé de mangrove. Dans la nuit noire, l'atterrissage se fait au radar et nous passons pile-poil au milieu de la passe d'entrée. Le plan d'eau est calme comme un lac, le vent est nul. Nous n'avons plus vu cela depuis longtemps.
Au Venezuela, sur la côte continentale, il faut toujours être sur ses gardes, surtout si l'on est seul au mouillage. Nous enchaînons les moteurs hors-bord pour doubler les cadenas et installons notre petite alarme volumétrique au-dessus de la descente pour protéger l'arrière du bateau. Comme la journée a été très longue, nous fermons le bateau et nous effondrons à 21h00.
Beep - Beep - Beep : 110 dB, ça vous réveille un mort : l'alarme sonne. Nous bondissons dans le carré. Le Captain ouvre le capot tandis que Catherine lui tend un gros projecteur. Un petit canot flotte juste derrière Caramel avec deux hommes à bord. Un grand coup de projecteur les aveugle, le Captain crie "Vamos", ce qui en l'occurrence ne veut rien dire … Les deux vilains renvoient en écho "Pescadores, pescadores". Sur le moment, nous comprenons "Panous, panous"… C'est bon pour cette fois. Sous le rai lumineux aveuglant, ils démarrent leur moteur pour s'éloigner de Caramel. Vous aviez dit pêcheurs ?
Les plus étonnés, cela aura été certainement eux. Ils ont été repérés sans avoir mis le pied sur le bateau (on ne pêche pas à 01h00 du matin dans ce coin). Les moins rassurés, c'était nous, nous avons eu du mal à nous rendormir … Cette simple petite alarme infrarouge à 40 euros dans tous les Bricos nous a peut-être économisé une situation plus critique !
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La situation météorologique sur le littoral est différente du large, nous ne sommes plus ici sous le régime de l'alizé. C'est au moteur et avec un vent très faible que nous longeons la côte en compagnie d'une vingtaine de grands dauphins sauteurs.
Une dernière nuit calme sous le vent des îlots Piritu avant de rejoindre Puerto La Cruz. L'Alizé est imposant et pour le remonter, la ligne droite n'est jamais le plus court chemin. La route prise pour rejoindre Puerto La Cruz par la côte est plus longue, mais elle nous a épargné une nuit en mer et fait voyager avec nettement plus de confort.
Nous voici à présent amarrés royalement dans une marina. Les marineros nous ont courtoisement installés à couple du quai (en longueur). Après trois mois sans robinet, nous pouvons à nouveau laver le bateau à grande eau. Caramel est ravi !
Nous pouvons également aller faire nos courses au grand complexe commercial … avec notre annexe. Puerto La Cruz ouest est un gigantesque complexe immobilier en cours de réalisation. Des villas hollywoodiennes jouxtent des grands quartiers, style Port Grimaud. Un dénominateur commun : tous sont reliés par des voies d'eau.
Nous allons préparer Caramel à sa dernière grande étape avant la fin de l'année : la remontée vers les Grandes Antilles au nord de la mer des Caraïbes. Nous devrions normalement atteindre Puerto Rico et laisser y le bateau quelques semaines pour revenir en Europe vers Noël.
Puerto La Cruz au son de valses viennoises - 19 novembre 2002. Dzing Boum !