Voyage 2005 - 2007

de Caramel

CHAPITRE 07 : SALVADOR DE BAHIA - BELO HORIZONTE - FERNANDO DE NORONHA - TRINIDAD


Nous retrouvons avec plaisir Salvador, la baie de tous les Saints et le Cenab (marina) qui est pour l'instant bien calme. Les pontons sont à moitié vides. Il est grand temps pour nous de faire notre entrée dans l'Etat de Bahia. Nous naviguons depuis un mois sans donner signe de vie aux autorités. La police fédérale tique un peu. Plus grosse est la ville, plus longues sont les formalités. Visiter la police et la Capitania dos Portos prend plus d'une demi journée.


Il fait chaud à Salvador. La situation de la marina sous la falaise, au niveau de la ville basse diminue considérablement la ventilation naturelle de l'alizé. Alors, comme j'ai vendu le charme des mouillages de la baie à l'équipage, Caramel s'en va rapidement goûter du calme d'Itaparica et du dépaysement de Maragogipe jusqu'au 20 décembre, à l'arrivée de Catherine.


Hamilton, le capitaine de port du Cenab, donne à Caramel une place de choix en début de ponton. Les arrivées des bateaux du Rallye des Iles du Soleil s'égrènent au fil de ces jours-ci. Comme nous sommes amarrés au même ponton, cela donne lieu à des conciliabules réguliers par-dessus le tableau arrière.


Nous faisons ainsi connaissance des skippers qui ont navigué dans les eaux virtuelles du site de Caramel. C'est une récompense et un encouragement de voir que le travail accompli sur les pages techniques du site, servent aux nouveaux venus dans le Grand Voyage.




Les soirées dans la vieille ville sont à nouveau égayées de divers concerts, mais les rues sont moins animées que les autres années. Il me semble aussi que la ville est moins décorée et qu'il y déambule moins de monde.


Plus nous nous rapprochons du 25 décembre, moins les festivités sont présentes. Le soir de Noël, Catherine m'emmène à la cathédrale de Salvador. Sous un déluge d'ors baroques, nous assistons à une messe célébrée par le primat du Brésil et heureusement sonorisée par l'orchestre et les choeurs baroques de la ville.


Par le plus grand des hasards, nous nous retrouvons sur les bancs entourés de Hérauts de l'Evangile (Arauto do Evangelho), une congrégation laïque née au Brésil, mais présente dans une soixantaine de pays. De grands jeunes gens de bonne famille revêtus d'une robe de bure et d'une luxueuse chasuble ornée d'une épée fleurdelisée et ceinte d'une chaîne argentée. Leurs bottes noires montantes et la lecture de leur site Internet ne laissent pas de doute sur leur foi pure et dure … Je leur cache avec conviction mon état d'aventurier mécréant.


Les vertus de nos estomacs sont plus terre à terre, mais malheureusement, la plupart des restaurants sont fermés et la présence policière est presque nulle ce soir. Nous nous sustentons rapidement avant un repli stratégique dicté par la mine patibulaire de certains citoyens pour qui la trêve de Noël est la période la plus lucrative de l'année.




Gaétan a la mine renfrognée. Le lecteur se souviendra peut-être qu'il a été agressé l'année dernière pour être sorti d'une centaine de mètres du périmètre sécurisé du Pelourinho. Un appareil photo arraché et un début de bagarre sans conséquence pour lui. Cette fois, il a été filouté plus en finesse, un pickpocket lui a subtilisé le nouveau modèle Nikon qu'il s'était racheté. Rontudjûûû (traduction libre du Capitaine). Son épouse arrive dans deux jours avec le dernier modèle sorti par la marque. Il paraît qu'il a reçu gratuitement une carte mémoire et une batterie au titre de très bon client…




Nous avons projeté de passer la fin d'année dans l'Etat du Minas Gerais, avec notre ami Augustin, ce formidable guide de la civilisation brésilienne.


Belo Horizonte est sous la pluie en ce début d'été. El Nino s'est doucement réveillé cette année et il n'est pas impossible qu'il bouscule à nouveau notre climat. La température ne dépasse pas 26°C , ce qui est bien agréable à côté des 35°C de Salvador.


Avec André Prous, professeur d'archéologie à l'université de BH, nous visitons le Musée des arts et métiers qui s'est ouvert cette année. Le musée est logé dans l'ancienne gare centrale de la ville. Les deux bâtiments qui le composent sont situés de part et d'autre d'une voie de chemin de fer toujours en activité. C'est curieux de voir passer un (très) long convoi de minerai de fer en plein milieu des expositions !


J'aime ce genre de musée qui illustre la vie quotidienne des anciens, j'aime ces objets colorés par la patine de leur usage et par la sueur du labeur. Beaucoup de bois et de fonte dans les outils simples des tisserands, forgerons, médecins, dentistes, chercheurs d'or et de diamants, ou de la simple ménagère (www.mao.com.br).


André Prous est arrivé dans les années 60 au Brésil. Il a accompagné le démarrage de l'archéologie au Brésil. Un travail de pionnier dans une branche où il y a encore tant à faire dans ce pays. L'homme est discret, j'aimerai le rencontrer à nouveau pour m'instruire plus avant dans ce domaine.




Dans le chapitre 4 de ce voyage, nous avions amené le lecteur dans la ville d'Ouro Preto, berceau des chercheurs d'or et ancienne capitale de l'Etat du Minas Gerais (Mines Générales).


Cette ville baroque se situe sur ce qui est appelé aujourd'hui «Estrada Real» ou Route Royale. C'était un chemin composé de sentiers de mulets et de cols de montagne que devaient franchir les voyageurs des 18ème et 19ème siècles. Les diamants et l'or descendaient depuis la ville de Diamantina jusqu'à Parati (ancienne route) puis de Diamantina jusqu'à Rio (nouvelle route). Il était interdit par la Couronne Portugaise d'établir une autre route que celle-ci. Ainsi tous les voyageurs et les marchandises restaient sous le contrôle et la taxation du Roi.


Actuellement, le minerai de fer est transporté par chemin de fer du Minas Gerais jusqu'à Vitòria sur la côte de l'Espirito Santo.


Ce chemin historique de 1.400 kilomètres est aujourd'hui formé majoritairement par de vraies routes, mais il est possible de le suivre en grande partie sur des GR locaux. Sur la carte, ce mince tracé est ponctué de villes étapes dont certaines ont conservé une partie historique de pur style baroque colonial. Ouro Preto en est le chef d'œuvre, mais d'autres ne manquent pas d'intérêt.


Notre premier arrêt est pour la bourgade de Congonhas. Le Sanctuaire de Congonhas construit pendant la seconde moitié du 18ème siècle, se compose d'une église baroque au décor rococo, d'un escalier en terrasse décoré des statues des douze prophètes et d'un terre-plein en pente où sept chapelles abritent les scènes du chemin de croix.












Les prophètes sont taillés dans la pierre à savon (stéatite) et les personnages polychromes du chemin de croix sont sculptés dans le bois. Ces sculptures d'un art baroque original sont le chef d'œuvre de l'Aleijadinho (Antonio Francisco Lisboa).












Antonio Francisco Lisboa est né vers 1738 à Ouro Preto d'un père architecte portugais et d'une mère noire esclave. Formé à l'architecture par son père, il est sculpteur autodidacte. Une maladie dégénérative (probablement la lèpre) l'estropie en 1777. Il perd l'usage de ses pieds et prend alors le surnom de l'Aleijandinho (le petit estropié).


Sa maladie l'oblige à travailler en se déplaçant sur les genoux et en faisant attacher les outils sur les moignons de ses mains. A la fin de sa vie, une autre maladie l'oblige à se protéger du soleil. Il ne travaillera plus que la nuit.


La force de caractère et la souffrance personnelle transparaissent dans ses sculptures très expressives. Aujourd'hui considéré comme le plus grand artiste baroque brésilien, il meurt en 1814 dans la souffrance et la pauvreté.




















Plus loin sur l'Estrada Real, la ville de Sao Joào del Rei (Saint Jean du Roi) a conservé un vaste centre historique. Comme ailleurs, les églises baroques se font une rude concurrence. Alors que nous passons sous une des rares églises de style classique, les cloches se mettent à sonner.


Ici, ce ne sont pas des automates ou les bedeaux qui sonnent. Ce sont des gamins des rues formés par l'église et fiers de leur savoir. Nous les apercevons là-haut par les ouvertures du clocher, les mains sur le cordage au bas des battants.


Bing-bong-bong , le son n'est pas celui que nous connaissons habituellement. La mélodie est cadencée sur un swing presque jazzy et entraînant. Les gamins s'interpellent et se répondent par cloches interposées. Quand vient le tour du bourdon, le plus costaud d'entre eux pousse l'énorme cloche dans un lent balancement. Pour l'amener jusqu'à l'envers, il doit se mettre debout sur le parapet du clocher.











«Bôông-bôông», le bourdon part en cabrioles tonitruantes. En arrière son, les gamins tintent toujours sur des cloches plus petites. Le bourdon tourne moins vite, le son s'en trouve plus grave. Puis il est relancé et c'est reparti de plus belle, les tonneaux assourdissants s'enchaînent.


Nous sommes dans la rue avec quelques passants, il pleut. On est juste abrité par le débordement d'une corniche compatissante. Les vibrations nous hypnotisent. Ce n'est pas un concert, mais un rappel aux habitants de la ville que ce soir c'est la fin de l'année et qu'un office particulier se déroulera.









Nous applaudissons les gamins qui sortent de l'église. Ces casse-cous ont eu de la chance, un de leurs copains est mort défenestré. Les autorités religieuses ont pris des sanctions … le bourdon a été interdit de son pour deux années !


Pour vous faire sonner les cloches de Sao Joào del Rei, cliquez sur l'image à gauche.




Nos pérégrinations nous amènent à la maison d'hôtes repérée par Augustin avant le départ. Quand je dis « nous amènent », il a fallu se renseigner plusieurs fois sur place pour trouver l'endroit, assez isolé du reste de la bourgade. Mais manifestement tout le monde connaît.


Au terme d'une mauvaise route de terre, nous entrons dans une propriété. A droite, s'étale un jardin à l'anglaise. A gauche, montent des arbres parasités d'orchidées en fleurs.


Une jolie maison ancienne de style colonial se dresse devant nous. Nous sommes reçus par Dona Penha, la gouvernante. Nous occupons deux des quatre chambres d'hôtes dont dispose la maison. Nous apprenons que nous serons seuls, les propriétaires sont absents et il n'y a pas d'autres hôtes.
















Après un tour extérieur dans le jardin et sous les galeries extérieures, nous sommes conviés à la visite de la maison. Elle est énorme, somptueusement meublée de mobilier ancien brésilien et anglais. De très nombreux objets de collection garnissent les grandes pièces. Nous sommes chez John Somers.




John est arrivé fin des années 50 au Brésil. Antiquaire à Rio, il découvre en chinant, l'art des objets de culte en étain dans la région du Minas Gerais. Ces objets de grandes dimensions l'interpellent et il découvre qu'ils ont été produits sur place dans des temps plus anciens.


Il retourne en Angleterre pour s'initier aux techniques du travail de l'étain, puis fonde à Sao Joào del Rei, un atelier où il relance la production locale dans les années 70.


Le minerai est abondant sur place et l'affaire se développe bien. Outre l'art religieux, toute une gamme d'objets civils est produite. Avec les années, les ouvriers formés s'émancipent et ouvrent leurs propres ateliers.


La région est aujourd'hui connue dans tout le Brésil pour sa production artistique d'objets en étain. Grâce à John Somers, un artisanat disparu a refait surface et s'est développé de façon spectaculaire. Les collections de John Somers s'exportent bien dans toute l'Amérique du Sud et du Nord. Son fils Gregory, que nous avons rencontré, développe sa propre production d’objets de décoration.





John a également une relation particulière avec la mer. Il ne s'agit pas de son origine anglaise, mais du naufrage de la frégate «Utrecht».

















En 1648, le Portugal est en guerre avec les Pays-bas. Une partie du pays correspondant à l'actuel Etat du Pernambuco est aux mains des hollandais. La suprématie navale des hollandais est évidente et les bateaux portugais restent prudemment au mouillage.


Septembre 1648, trois unités portugaises décident de tenter une traversée, mais une escadre de sept navires hollandais les intercepte dans la baie de Salvador, devant l'île d'Itaparica.


Lors d'un engagement terrible, le portugais «Nossa Senhora de Rosario» se retrouve pris à l'abordage par l'«Utrecht» sur son flanc bâbord et le «Huys Nassau» sur son flanc tribord.


Dans ce cas de figure, les ordres royaux portugais sont sans pitié. Ils intiment au capitaine du navire de faire sauter son bateau plutôt que de se laisser capturer. En effet, dans un décompte macabre, le Portugal ne perd qu'un bateau, l'ennemi hollandais risque d'en perdre deux … Quant à l'équipage, il compte pour peu dans les préoccupations de l'époque.


Lorsque les fumées de la formidable explosion de la Sainte Barbe (réserve de poudre) se dissipent, seul le «Huys Nassau» est encore à flot, mais sévèrement incendié. Le «Nossa Senhora de Rosario» a intégralement disparu et l'«Utrecht» est en train de sombrer.


Il y aura tout de même un survivant sur le bâtiment portugais et vingt six sur l'«Utrecht». Le «Huys Nassau» en flamme, sera abandonné un peu plus tard par son équipage.


En 1981, grâce aux notes prises à l'époque par l'Amiral Witte de Whit, commandant de l'escadre hollandaise, le lieu du drame est retrouvé et les fouilles commencent. A de rares exceptions, les objets organiques ont disparu, les objets en fer sont rongés par l'oxydation. Seuls les objets de cuivre, de bronze et d'étain ont bien résisté à l'immersion et au temps.


Les objets d'étain retrouvés sur l'épave de l'«Utrecht » représentent une des plus importantes collections au monde, issus d'une même source. L'état de ces objets est très variable : d'une forme et apparence presque parfaites, à une gangue de concrétions rendant l'objet méconnaissable.


John Somers passe près de cinq ans au travail d'identification et de restauration. Les objets sont classés en deux catégories : les ustensiles du quotidien des officiers et les ustensiles médicaux.


Les premiers (assiettes, gobelets, couverts, cuisine, etc…) sont comparés aux peintures de l'époque et leur identification en est relativement facile. Pour les instruments médicaux, une liste des instruments chirurgicaux en vigueur à cette époque dans la Compagnie des Indes, se révèle être d'une aide précieuse pour leur identification.


La plupart de ces objets sont actuellement au Musée Maritime de Rio de Janeiro. Quelques uns sont conservés dans le Musée de l'étain de John Somers, à Sao Joào del Rei.










Une sélection de ces objets est reproduite à l'identique par son atelier. Nous achetons une « cuillère à sirop médical » qui a une étrange forme creuse. Mais la regardant, je ne peux m'empêcher de songer au drame qui a précédé sa résurrection.




Revenons à notre concert de cloches et à l'annonce de l'office qui y correspondait. Augustin, nous suggère de nous y rendre car il est annoncé un Te Deum en usage liturgique. Sao Joào del Rei possède le plus vieil orchestre d'Amérique du sud (1772) encore en fonction. Cette formation possède une collection de partitions écrites au 18ème par des artistes brésiliens. Elles sont jalousement gardées et jouées uniquement par eux.


Ce Te Deum festif est chanté et joué comme pièce liturgique, pas comme concert. Le clergé officiant chante, l'orchestre et la chorale répondent, comme au 18ème … Au dehors, les cloches tintent en harmonie, appuyées en rythme par des salves de pétards ! Il n'est plus possible d'entendre ce genre de chose qu'à la mort de la Reine d'Angleterre ou au mariage de l'héritier d'Espagne. Ici, c'est à toutes les bonnes occasions.


L'orchestre joue sa partition avec quelques dissonances qui ramènent le divin à une humanité touchante. Les paroissiens sont dissipés, les uns prient avec ferveur, les autres parlent entre eux. Jeunes, vieux, métis, blancs, noirs, nous formons un nuancier humain qui épuise les quelques derniers moments de l'année sous les ors de la cathédrale et dans la fumée épaisse d'un encens très odorant.




Nous ne souhaitions pas sauter l'année dans une ambiance brésilienne tapageuse et la maison de John était à notre disposition. Nous dressons donc une extrémité de l'immense table de la salle à manger.










Nappe surpiquée, vaisselle – bougeoirs – pieds de verre – sous-plats – ronds de serviette en étain brillant fait maison. Le lustre de bougies descendu à hauteur de nos têtes, nous dégustons le repas préparé par Augustin. Minuit, des rafales de pétards explosent par-dessus les arbres tout autour de la propriété. Champagne argentin. A nice happy new year, indeed.


Cette maison est tellement chaleureuse que nous nous sentons chez nous. Nous la quittons le lendemain avec des pieds de plombs. Retour sur Belo Horizonte avec un trafic chargé et toujours une pluie intermittente. Il reste encore beaucoup à voir sur la Route Royale.












C'est la saison du « pequi ». C'est un fruit très étrange, à la fois oléagineux et libidineux. En voici son histoire authentique qu'il m'a été permis d'exhumer :


«Dans des temps anciens, Tabom, un vieux chef indien de l'Etat de Goias, coulait une vie tranquille avec ses deux épouses. La première, plus âgée et un peu édentée se nommait Desbota. La femme de toute une vie. La seconde, Chucha, était bien plus jeune et rendait au vieux chef une vigueur qu'il croyait perdue.


Malheureusement, sa seconde femme était insatiable et se laissa séduire par Enfidor un jeune jacaré (alligator) connu pour être un fieffé coureur. Il lui donnait régulièrement rendez-vous sur la rive d'un petit furo (cours d'eau), afin de batifoler.


Chucha, tellement ravie des prouesses de son amant, se confia à Desbota et la convainquit d'essayer le fougueux galant. Aussitôt dit, aussitôt fait. Elle y prit goût et fut assidue.


Les absences répétées des deux frivoles furent finalement remarquées par Paka, le petit animal domestique de Tabom. Malin, il suivit les deux femmes jusqu'au furo et découvrit le pot aux roses. Il prévint son Maître qui ne voulut pas le croire.


A l'incartade suivante, le vieux chef accompagné de Paka se faufila discrètement sur les lieux libidineux. Caché derrière un buisson touffu de jeunes açaïs (petit palmier), il haussa la tête par-dessus la végétation et aperçut Debota dans le feu de l'action avec Enfidor. La situation ne prêtait pas à équivoque.


Consterné, il retomba assis derrière le buisson. Mais la fureur le gagna rapidement et il sortit une fléchette de son aljava (carquois). Alors qu'il s'apprêtait à enduire la pointe de curare mortel, Paka lui dit : « Attend, attend, Maître ! Il va faire l'amour avec Chucha. Elle est plus jeune et plus exigeante. Il sera ensuite bien fatigué et tu le tueras plus facilement ! » Ce qu'il fit !


Après avoir sérieusement gourmandé et puni ses deux femmes, Tabom décida pour l'exemple de laisser pourrir la dépouille d'Enfidor sur la berge. Ceci afin que la puanteur rappelle aux femmes du village que le droit chemin ne passe pas par les berges dévergondées des furos.


Curieusement, le corps du jacaré se décomposa rapidement et fut dissous dans la fange. Après quelques jours, une petite tige sortit du sol, puis deux feuilles. En quelques semaines, un bel arbuste avait pris son essor.


L'année suivante, le tronc atteignait dix mètres et aux branches pendaient de grosses noix charnues. Discrètement, les femmes du village vinrent cueillir les noix et les ouvrirent. Au centre, elles trouvèrent un fruit gonadique jaune à la chair odorante. Lorsqu'elles voulurent le mordre, leurs gencives et leurs langues s'enflammèrent, piquées par des milliers de petites aiguilles cachées au centre du fruit.


Depuis ce jour, on ne croque plus le pequi à pleines dents, mais on en grignote la surface pour récupérer un peu de l'énergie charnelle de feu Enfidor.»





















Le pequi (caryocar brasiliense) ne se cultive pas, les tentatives n'ont rien donné. C'est la revanche d'Enfidor. Il s'essaime librement dans le centre du Brésil. C'est toujours dans l'Etat du Goias qu'il est le plus apprécié. Pendant la saison de fructification (été brésilien), il est cuisiné dans des recettes de riz, de pâtes, de poisson, de poulet, de viande ou de lait. De sa chair, on extrait une huile riche en vitamines A et en protéines. De l'amande au plus profond du fruit, on extrait une autre huile dont on fait du savon aux propriétés thérapeutiques. Des branches de l'arbre, on fabrique du charbon de bois. Mais le plus apprécié reste la liqueur de Pequi, absolument aphrodisiaque !


Une tablée en train de manger une potée de riz au péqui est aisément reconnaissable. Tous les convives ont la tête penchée au-dessus de leurs auges. Du bout des doigts, ils font tourner sur leurs incisives une espèce de petite patate jaune. Régulièrement, ils inspectent le travail pour éviter de râper trop loin et de se piquer méchamment les muqueuses. Ce jeu dangereux laisse la langue, les mains et la bouche goulûment jaunis. Les serviettes sont foutues, la nappe aussi parfois … L'odeur forte du péqui flotte encore longtemps dans l'air, juste pour se souvenir de son histoire.




Rosangela est revenue du Goias, nous parlons à nouveau de ses amis indiens Maxacalis (voir chapitre 05 de ce voyage). Ses travaux d'ethnomusicologie ont avancé et les anecdotes qu'elles nous racontent sur le pouvoir des chamans nous laissent encore rêveurs. Il faudra vraiment que nous prenions un jour le temps de passer un peu de temps avec eux.


Le temps passe toujours trop vite avec des gens agréables. Nous devons à nouveau quitter nos amis, Belo Horizonte et le Minas Gerais. Je sais que nous y reviendrons un jour prochain.












Retour sur Caramel pour la préparation de l'étape suivante. Catherine retourne en Europe. Son épaule encore convalescente n'autorise pas la navigation. Je retrouve Gaétan qui a fait un petit tour des must du Brésil avec son épouse et Daniel qui a rayonné dans l'Etat de Bahia avec son amie.


La dernière festivité pour nous sera la procession de Bom Fim qui est avec le Carnaval un des grands moments de la ville. Pour éviter de vous raconter l'inénarrable, je vous ai concocté un petit reportage multimédia qui sera plus ludique : «Lavagem do Bomfim»


















Les papiers de sorties de l'Etat de Bahia sont faits, les pleins aussi, mais la météo ne nous est pas favorable en ce 12 janvier, date de départ programmée. Nous pratiquons la vieille technique du faux départ qui consiste à partir pour s'arrêter au plus près et attendre des vents favorables.


Le plus près est évidemment le mouillage d'Itaparica, où nous retrouvons quelques bateaux amis, le temps de dernières délibérations en libations …


Je pensais qu'après un mois d'escale dans les eaux chaudes du port, les œuvres vives de la coque seraient colonisées par la végétation. Il n'en est rien. Tout au plus, quelques zones où un duvet verdâtre apparaît. Gaétan et moi, passons en plongée, un coup d'éponge général sur la coque.


Trois jours plus tard, les fichiers Grib sont formels, le vent ne sera plus du nord, mais tout au plus de NE. La marée descendante nous permet de sortir aisément de la baie. Nous remontons à 40° du vent dans une mer pas trop agitée. Cette première nuit en mer est une nuit d'encre. Caramel fonce dans l'inconnu, la mer et le ciel se confondent. L'impression est étrange. Il reste le ciel extraordinaire à contempler et les étoiles filantes à guetter. Curieusement elles ont toutes un trajet sud–nord, comme nous. C'est un bon présage !


Comme nous avons un planning (Daniel doit bientôt prendre l'avion), nous décidons de sauter l'escale de Jacaré où nous devions revoir un ami belge. Ce n'est pas bien grave, il rentre au pays et nous le verrons là-bas.


Au nord de Récife, les grands fonds sont de retour avec la houle du large pour les accompagner. Après des semaines de navigation le long des côtes du Brésil, nous retrouvons enfin des poissons volants. Pas énormément, mais au moins ce n'est plus le désert.


Quelques atubas (oiseaux de mer – voir chapitre 06) accompagnent Caramel. Ils remarquent que notre marche lève des poissons volants. Voilà bien des proies faciles se disent-ils, et d'essayer derechef de piquer sur ce repas qui saute hors de l'eau. Malheureusement, ce n'est pas aussi facile que prévu et la plupart des tentatives se soldent par un plouf inutile et bien niais !




Au milieu de la cinquième nuit, nous arrivons à l'île de Fernando de Noronha. L'approche est prudente car le mouillage des bateaux locaux est étalé un peu partout devant la petite jetée du quai. Cinquante mètres de chaîne plus tard, Caramel bouchonne gentiment sur la mer qui par chance n'est pas houleuse. La nuit est tellement noire qu'on ne distingue pas le relief de l'île. Seule son énorme éolienne platée au-dessus du quai de débarquement est éclairée, telle un monument écologique …


La vue au petit lever est somptueuse. Le Pico dresse fièrement sa doigt de basalte. La lumière est splendide. Nous sommes le seul voilier de passage et l'équipage a hâte de descendre à terre. 


L'île est en grande partie vierge et protégée par un statut de parc naturel. Il en va de même pour les fonds sous-marins qui sont à ma connaissance les plus beaux du Brésil. Le lecteur intéressé peut consulter le chapitre sur cette destination dans la partie Guide Nautique de notre site.


Pour séjourner sur l'île, il convient d'acquitter une taxe environnementale et une taxe d'ancrage qui vont limiter le séjour. Marcos, l'officier percepteur est tellement gêné du montant des taxes, qu'il se confond en excuses et nous imprime des factures somptueuses. Adorable, il essaye de faire pardonner son administration en jouant les guides touristiques.


Il y a peu de changement depuis mon dernier passage ici, voilà déjà cinq ans. Une nouvelle superette, des minibus de transport récents, quelques restos de plus, l'Internet plus rapide et … l'éolienne horrible et inutile ! Notre première journée permet de rincer le pont de Caramel au Karcher, de faire un peu de lessive et d'avitaillement.


Une bonne partie de la côte nord de l'île est libre de plongée en bouteille. Nous nous équipons dès le lendemain matin pour quatre plongées. Après les Abrolhos, Daniel et Gaétan font de nouvelles découvertes sous-marines : raies, barracudas, poisson-anges et les autres sont bien au rendez-vous dans de grands amas rocheux.


Mais c'est surtout le trajet en dinghy depuis Caramel vers le lieu de plongée qui est excitant. Un banc de dauphins nous accompagne. Les juvéniles sautent hors de l'eau à côté de nous. Daniel, couché sur la pointe avant touche pratiquement les cétacés facétieux.


Le troisième jour, nous louons un buggy. Pratique, ce véhicule permet de rouler sur les pistes (il n'y a qu'une seule route entre l'aéroport et le port), mais sa tronche sympa est en contradiction avec le profil écolo que l'île voudrait bien se donner. Consommation : 20L/100km …


















Si le tour de l'île est classique, il n'en reste pas moins superbe. Je le retrouve avec plaisir et émotion. La baie des dauphins où nagent des dizaines de mammifères est un haut lieu de reproduction. Le sentier des crêtes sur la falaise, d'où nous surplombons les plages et les nids des oiseaux de mer, accrochés aux arbres chétifs. De superbes oiseaux de mer difficilement visibles ailleurs : couples bruyants de paille-en-queue et Gygis alban. Les plages au sable incroyablement lisse et clair. Les rouleaux de vagues turquoises et écumantes, à pratiquer avec précaution. Le village et le fortin portugais où s'ébattent en toute tranquillité des agoutis pas trop farouches.


La vie est calme le soir au village. Il n'y a pas tellement de touristes bien que nous soyons en pleine saison. Après l'heure des restos, la vie s'éteint et nous rentrons à pied au port, histoire de digérer. Le dinghy nous ramène à Caramel, ancré à 700 m dans la baie.


L'équipage décide de rester un jour de plus ici pour refaire quelques plongées. Nous poussons jusqu'à la limite autorisée sous les deux énormes roches nommées « Dois Irmãos », mais plutôt appelées « Les deux mamelles ». Le ressac est parfois assez fort et il faut en jouer pour ne pas se fatiguer à palmer inutilement. Une grosse langouste se pavane impunément sous une roche, ses longues antennes balayent l'eau.


Au retour, nous passons en dinghy le long de la falaise à hauteur du fortin. Un curieux bruit nous interpelle. Nous ralentissons en nous approchons pour observer. Les vagues compressent de l'air à travers un tuyau d'orgue basaltique. L'air en ressortant par le haut, émet un puissant son de corne de brume, très grave et lugubre. Je serais curieux d'écouter ce soupir par un coup de vent de nord-ouest. Un de ces jours calamiteux où des rouleaux de trois mètres se forment à l'entrée du petit port …




En quittant le mouillage pour mettre le cap sur Fortaleza, nous longeons la côte nord de l'île en compagnie d'un groupe de dauphins. Une houle plus forte que les autres jours, s'éclate sur les plages en fines crinières d'écumes. Tout aura été organisé pour qu'on n'oublie pas notre court séjour dans cette antichambre de l'Eden.


C'est le bon jour pour partir. En matinée, nous croisons le petit paquebot de croisière qui vient de Recife pour déverser six cents estivants à la journée.


La première journée de navigation au vent arrière est calme. Comme les deux touches aux lignes de pêche n'aboutissent pas, Gaétan nous grille quelques belles tranches de picanha (échine de bœuf) au barbecue. Alors que nous sirotons une bière bien fraîche dans le cockpit, Caramel glisse doucement sur l'eau, tiré seulement par son spi. Elle est comment la vie ?









La nuit est toujours aussi noire. Caramel fonce toujours dans cet écran panoramique noir qui est devant nous. Comme compagnie de nos quarts esseulés, nous avons quelques grands oiseaux qui semblent décrire des cercles autour de nous. A la faible lueur de la lampe frontale, j'aperçois furtivement leur blancheur. En fin de nuit, le phare de l'archipel des Rocas scintille à six milles sur notre bâbord. C'est un endroit en principe interdit d'accès, où les plongées sont paraît-il formidables.




Le surlendemain, Fortaleza, la capitale de l'Etat du Ceara se dévoile. Une rangée d'immeubles hauts au milieu d'une longue ligne claire de sable et de dunes. Le littoral de cet Etat est une plage ininterrompue de centaines de kilomètres. Assez loin en mer, nous croisons les voiles des jangadas, ces curieux bateaux originellement construits en rondins juxtaposés comme des radeaux.


Dans l'enceinte d'une rade privée, la marina est au pied d'un hôtel tout en longueur : le Marina Park Hôtel. En fait, cette marina sert de divertissement visuel aux clients de l'hôtel et les équipements portuaires sont très pauvres. Il n'y a pas d'amarres avant et il faut ancrer au plus loin dans une vase molle, avant de faire marche arrière vers le quai fait de caissons métalliques branlants. Le vent de travers ne facilite pas notre amarrage, d'autant qu'il y a un ressac vicieux et permanent qui tiraille durement les bateaux entre les ancres et le quai. Les coups de rappels sur les amarres sont très secs. Pas très confortable, mais les installations de l'hôtel sont très agréables, ce qui en principe compense l'amarrage précaire.




















Pendant quelques jours nous profitons de la piscine et du wifi à bord pour reprendre contact avec les nôtres. Quelques excursions dans les dunes et les plages sont au programme. La ville n'est pas d'un grand intérêt, mais c'est l'endroit où se tient un des meilleurs marchés artisanaux du Brésil. On peut y acheter pour rien des vêtements, des souvenirs sympas et bien entendu, des noix de cajou dont le Ceara est le principal producteur national.


Si vous ne trouvez pas ici votre bonheur, il suffit de pousser un peu plus loin. Le bord de mer en fin de journée devient un gigantesque marché en plein air. Des centaines d'échoppes qui se font concurrence en variant les articles proposés. Dans les bistrots les gamins rivalisent de persuasion pour vous vendre des gadgets dont vous n'avez pas besoin, mais qu'eux ont bien besoin de vendre pour vivre.


Nous y rencontrons un objet haut en couleur : «Ce da Moteca». C'est une mobylette transformée en motocycle à long rayon d'action. Son propriétaire, en verve permanente, est un petit bonhomme rabougri et tout poilu. Il étale autour de sa mob, quelques planches de carton encollées de photos jaunies. Il fait l'article à tous les badauds qui font mine de s'intéresser. On apprend ainsi qu'il a réalisé l'exploit de faire le tour du Brésil avec ce drôle d'engin. Sur une des photos, on l'aperçoit au côté du Président Lula, assis sur son engin. Pince sans rire, il se gausse en annonçant que c'est la seule mobylette présidentielle au monde ! Il ne fait pas la manche, mais les passants n'oublient pas la boîte en fer blanc rouillée où traînent des piécettes.




Lundi soir à Fortaleza, c'est le jour du « Pirata ». Une boîte en plein air sur le bord de mer qui fait une fête de tous les diables. Connue dans tout le Brésil, elle fait place au « forro » en début de soirée (genre musical du Nordeste) puis à la MPB (musique populaire brésilienne) à partir de 23h30. La qualité des musiciens est splendide et le spectacle à la hauteur de la réputation dans un cadre hors du commun. Ta quente !



















Les plages autour de Fortaleza































C'était la dernière étape pour Daniel, il rentre en Europe. Normalement, Didier devait se joindre à nous, mais un souci de santé de dernière minute l'en empêche. On t'enverra des nouvelles Didier, ne t'inquiète pas !


Dernière journée. Gaétan et moi faisons la tournée des bureaux pour établir les documents de sortie du pays, puis c'est le gros avitaillement classique des croisières hauturières. On commence à être sérieusement rôdé et il y a toujours peu de déchets à l'arrivée.


Tout l'avitaillement est rangé, l'appoint de carburant a été fait. Il nous reste à rincer le bateau et à ranger l'intérieur. Mais le ressac rentre plus fort que les autres jours dans cette marina mal protégée. Caramel swingue entre son ancre et le quai. Les rappels sont tels que nous perdons l'équilibre. RAS LE BOL ! Je décide de lever le camp illico et de mouiller dans l'avant port. Nous y serons mieux. Dommage pour le dernier bain dans la piscine et les derniers réaux à dépenser au resto, mais la sécurité du bateau prime.


Salut Brésil ! C'était notre troisième visite avec Caramel. Tu nous as encore ravis ! Je ne sais pas si nous reviendrons en bateau, mais tu nous reverras certainement. A bientôt.


















Gaétan passe deux heures avec le Karcher à nettoyer la crasse qui s'est incrustée sur le pont de Caramel et sur les amarres. La réserve d'eau en prend un coup, mais nous ne sommes plus que deux à bord et on aura bien le temps de fabriquer un peu d'eau en route. Au mouillage, nous passons enfin une bonne nuit, sans miaulements des amarres, ni chocs en tous genres.


Ce matin, notre départ coïncide avec l'arrivée d'un voilier dans l'avant port. «Rames  Guyane» semble être son nom. On ne peut pas le louper, c'est marqué en caractères de 50 cm tout le long de sa coque. Ils arrivent de … Guyane. Etrange navire, haut sur l'eau. La cabine de pilotage à l'avant est suivie par une espèce de longue cabine sans hublots, posée à même le pont. Deux échappements laissent deviner deux moteurs. Le gréement est râblé, comme le bateau. Il a certainement une vocation particulière (plongée ?) mais nous n'avons pas l'occasion d'en discuter (je n'apprendrai pas grand-chose par la suite si ce n'est que « Rames Guyane » est le nom d'une régate transatlantique à la rame entre le Sénégal et la Guyane).




Notre destination est Trinidad, l'île la plus au sud de l'arc antillais. Quelques 1.700 milles nous en séparent. C'est une longue étape, mais on peut compter sur le bon courant guyanais pour nous pousser dans la bonne direction 


Le vent n'est d'ailleurs pas absent. La première soirée, l'alizé de ENE monte à 35 nœuds dans une suite ininterrompue de grains. Nous sommes au bon plein, une bonne allure pour Caramel. Sous voilure réduite, il déboule régulièrement à plus de 10 nœuds sur le fond. La lune est revenue la nuit. Le spectacle en dégradés de gris donne la vedette aux vagues qui viennent à notre assaut, coiffées de bonnets d'écume. Fantâsmaagorrrrique ! Les terriens vivent en trois dimensions. La nuit donne aux marins une quatrième dimension, celle de la rêverie.












Les journées suivantes offrent des conditions très variées, le vent oscille de 8 à 25 nœuds, obligeant à d'incessants réglages de voilure. Le ciel est dégagé le matin, mais les grains se succèdent tout au long de l'après-midi en se renforçant en soirée. Même la mer est changeante. De temps en temps, elle s'aplatit et Caramel glisse en silence, comme une voiture sur une route d'asphalte neuf. Un moment de volupté trop vite achevé !


Samedi matin, nous franchissons l'équateur sans traîner. Gaétan dort, c'est mon quart. Alors, je vous en fais un peu de cinéma ...


Cliquez sur l'image à gauche pour le regarder.


La nuit dernière, un drôle d'oiseau s'est posé sur le moteur hors-bord, à l'arrière. Il y est resté jusqu'à l'aube. De peur de le déranger, nous ne sous sommes pas approchés. Bonne chance l'oiseau !


Peut-être parce que c'est dimanche, mais Gaétan m'a laissé dormir une demi-heure de plus ce matin. Il est tout occupé à sa leçon d'espagnol quotidienne. Dans un état de réveil mou, je m'installe confortablement sous le vent et regarde la mer formée par ces vingt nœuds de vent qui soufflent un peu à l'encontre du courant. Caramel me surprend encore de passer en douceur dans ce chaos aquatique. Bien appuyé sur son bord, il laisse derrière lui un sillage apaisé, marbré d'écume luisante.


Le standard C (radio satellite texte–météo) nous informe depuis plusieurs jours du gros temps qui sévit sur le grand sud brésilien. Sophie d'Enomis m'écrit qu'à Parati, l'été ne vient pas. Il fait maussade depuis l'hiver. Toujours ce Niño ?


La météo marine est tout sauf poétique. Econome en mots, ce langage fournit aux marins, les éléments essentiels à la navigation pour une région géographique généralement assez étendue. Ici pas question de connaître la température ou de l'ensoleillement chers aux terriens. Non, il n'est question que de force de vent, de pression atmosphérique ou de visibilité distillés en quelques chiffres et mots secs comme des triques. Nous sommes habitués à ce régime maigre, c'est la base de notre sécurité et des décisions à prendre. Pour la poésie, il reste les quarts de nuit 


Après une semaine de navigation à 60° du vent, nous commençons à être bien raides par manque d'exercice. Les membres gourds ne réagissent plus assez promptement. Chaque déplacement, chaque geste est contrarié par un mouvement du bateau. Dans notre petit monde penché à 20°, la position assise est la plus confortable, ce qui donne beaucoup de temps à la lecture. Nous approchons la vitesse d'un livre par jour. Vive les grandes bibliothèques !


A l'arrière du bateau, «Maia» l'éolienne ronronne de plaisir. Avec ce vent, elle soulage la consommation électrique du bord. Caramel est vorace en ampères, mais «Maia» réussit à le nourrir d'au moins 50% de sa soif. Durant 24 heures, elle a même réussi à maintenir les batteries à 93% de leur capacité. Le bruit de l'éolienne tant décrié par ceux qui n'en ont pas est presque couvert par le bruit du vent et de la mer. Non, ce n'est pas «Apocalyse Now» qui tourne en boucle ! 


Eole siffle toujours sa mélodie de 25 nœuds, mais la mer se calme suffisamment pour avoir envie de cuisiner un repas élaboré. Nous sortons une de ces pièces de viande que les Brésiliens emballent sous vide et qui tiennent 15 jours au frigo. Extra, le rôti de porc sauce moutarde.


La nuit est bien dégagée, on aperçoit pour la première fois l'Etoile Polaire qui pointe timidement son éclat au-dessus de l'horizon. Elle fera bientôt la nique à sa consœur l'Etoile du Sud qui la snobe encore à l'autre bout du ciel. La lune au zénith, projette sur le cockpit les ombres dansantes du radar et du mât d'artimon.


Je crois que ce matin, nous venons de battre la vitesse au GPS : 11,7 nœuds. Le courant doit être de près de trois nœuds dans le coin. La tranchée aquatique éphémère que creuse Caramel effraye les poissons volants qui s'envolent par buissons. Depuis le large de Cayenne, ils sont de plus en plus nombreux. Sporadiquement, quelques dauphins nagent le long de la coque.









Ce soir, lorsque le soleil couchant prend ses quartiers sous l'horizon, l'alizé s'en étonne et retient son souffle pendant quelques heures. Puis après avoir toussaillé quelques grains, il respire à nouveau à 20 nœuds au grand largue. Tout va bien.


A 80 milles au large de Saint Laurent du Maroni, nous passons très près d'une dizaine de chalutiers qui pêchent par quatre-vingt-sept mètres de fond. Je jette un coup d'œil sur la carte, nous sommes sur une petite minuscule avancée du plateau continental. Vu le quadrillage systématique que j'observe, il ne doit pas rester beaucoup de poissons au fond !


Matinée de grains qui nécessitent de régler souvent la toile. J'essaie d'anticiper, en regardant le grain arriver à notre vent, mais c'est un exercice assez frustrant. Une fois, il passe sur notre avant. J'ai réduit pour rien. Une autre fois, le vent monte à 25 nœuds, alors qu'il n'y a rien en vue !


Nous avons d'autres distractions. Un cargo va nous dépasser. Sur l’AIS, son nom s'affiche : «Brussel», ce qui signifie Bruxelles dans la langue de Vondel. Nous pensons avoir affaire à des compatriotes et Gaétan réfléchit déjà à la manière de transborder une caisse de Duvel. Je prends contact par radio avec le cargo. Déception, le bateau est panaméen et son équipage indien. Merci, nous avons déjà du curry …


Ce courant est décidément très favorable. Nous enchaînons notre troisième journée à plus de 200 milles, avec un nouveau record pour Caramel à 220 milles. Ce sera très difficile à battre, ce qui d'ailleurs n'a jamais été notre but. La préservation des personnes et du matériel sont les bordures de notre chemin


Alors que Gaétan grille un contre-filet au barbecue, nous voyons passer un des plus étranges navires qu'il m'ait été donné de voir. C'est un transporteur de plateforme pétrolière. Un arrière normal avec des superstructures de pilotage, une coque très basse sur l'eau et une petite étrave bizarrement dressée. La plateforme se hisse au plus haut sur ses flotteurs, le navire passe l'étrave dessous. La plateforme descend se poser sur le navire et remonte ses flotteurs au plus haut. Et en avant pour de nouvelles destinations ! L'équilibre de l'ensemble doit être précaire par mer formée …


Ca sent l'arrivée. C'est notre dernière nuit en mer. Sur notre avant bâbord, luisent les torchères des plateformes pétrolières de Trinidad. La lumière est tellement forte que les nuages éclairés par le bas reflètent un jaune étrange.


Nous contournons Trinidad par le nord est pour rejoindre notre destination. En longeant la côte nord, nous passons près de quelques canots ancrés. Un homme pêche à la ligne dans chaque canot. Au passage, Caramel se fait engueuler … Bienvenue aux Antilles ! 


Il fait encore nuit lorsque nous mouillons dans Scotland Bay, juste avant Chaguaramas. Après quelques heures de sommeil, nous remontons à la Crews Inn Marina pour y faire notre entrée dans le pays. Pas de place dans les marinas, nous sommes à quelques jours du carnaval et les bateaux sont nombreux à venir faire la fête au plus célèbre carnaval des Antilles.


Un souci se présente à l'immigration : les ressortissants belges doivent bien payer une taxe-visa spécial de 100$ entre le 15 janvier et le 15 mai. Ceci a à voir (mais je n'ai pas compris pourquoi) avec le Mondial de Criquet qui se déroule dans les Caraïbes. Ce visa est demandé dans toutes les Caraïbes, sauf françaises. Les belges doivent être les seuls européens à s'y coller. Une bavure du Ministère des Affaires Etrangères ? Bon d'accord, la Russie, l'Ukraine et le Tachmoukashtan sont dans le même cas...


Basta, allons à l'île de Chacachacaré. La baie est toujours aussi plaisante et aérée. Nous lavons Caramel et le préparons à la sortie de l'eau. Celle-ci est avancée d'une semaine. Nous serons à terre au lieu d'être dans une marina.





Nous avons parcouru 4.800 milles en trois mois et demi depuis Buenos Aires, mais Brésil que tu nous manques déjà. Ta chaleur humaine, ta gentillesse, ta culture, ta musique et tout le reste. Saudade … 







Fait à Trinidad le 13 février dans le silence voluptueux de Chacachacaré où planent très haut dans le ciel, des dizaines d'urubus.


Crédit photos : Gaétan, Daniel et Patrick 




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