Voyage 2001 - 2003

de Caramel

CHAPITRE 10 : AMAZONE


Soure - Belem - Brèves - Monte Alegre - Santarem - Prainha - Afua

















Nous avons deux sources météo pour la prévision de cette longue étape. La première - américaine - nous indique un bon vent portant et soutenu de Fortaleza jusqu'à Soure et la seconde de Météo France qui prévoit des calmes durant plusieurs jours. Force est de constater que les français ont raison : nous avons fait 60 heures de moteur avant de toucher des vents pour terminer les 24 dernières heures du parcours.


Pas de vent n'est pas forcément désagréable si on a un bon moteur, car on fait de la route et on profite d'une relative stabilité du bateau puisqu'il ne devrait pas y avoir de vagues. Cause toujours, une houle venue de nulle part se cassant sur le plateau continental nord brésilien nous joue des trémolos durant toutes ces heures de moteur et l'absence de vent empêche de maintenir le bateau appuyé par ses voiles sur un bord. Ecrire le chapitre 9, cher Lecteur, n'est pas sine cura : les doigts ont une furieuse tendance à heurter des mauvaises touches, ce qui donne beaucoup de travail au correcteur grammatical de Word et impose un surcroît de travail au processeur du PC qui commence à chauffer. Les micro-ventilateurs se mettent en route augmentant sensiblement la consommation électrique, puis un message autoritaire apparaît : "Si vous ne me rechargez pas, dans 2 minutes je vais m'éteindre et vos données seront perdues". Parfait pour achever le rédacteur déjà un tantinet nauséeux à force de fixer l'écran dans ce monde mouvant. Stress.


Tout aussi actif, Jean-Claude vole de succès en succès à la pêche, mais seule la bonite est au rendez-vous et on ne peut plus la voir (enfin surtout la manger). On décroche à chaque fois et on rejette le poisson qui n'en revient pas de cette mauvaise aventure. Mais le dernier est tout de même resté un moment sur le pont, le temps de l'opérer pour le barder d'hameçons sur base d'un montage sophistiqué destiné à nous initier à la pêche au (très) gros. Il est évident qu'il n'y avait pas de gros poissons dans notre sillage, car notre appât était bien plus séduisant qu'aucun leurre. Cet insuccès ne nous a pas laissé sur notre faim, il nous restait du boeuf au carottes stérilisé dans les cales.


Les longs quarts de nuit nous permettent d'apercevoir la Croix du Sud de plus en plus basse sur l'horizon tandis que sa grande soeur Polaris prépare son grand retour sous le chariot de la Grande Ourse, nous approchons de l'équateur.


La veille de notre arrivée, nous sommes à plus de 100 milles du delta de l'Amazone et le bleu marine de l'eau vire en une étrange couleur vert bouteille (enfin on le croit, car tout l’équipage est daltonien). Le jour de notre entrée dans le Rio Para, branche la plus sud du delta, l'eau vire au marron et se charge de débris végétaux : branches, feuilles, noix, etc... C'est sous voiles et accueillis par une pluie diluvienne que nous remontons les 90 km du Rio qui mènent à Soure, capitale de l'île de Marajo, la plus grande île fluviale du monde : taille comparable à la Suisse mais avec seulement 200.000 habitants et 600.000 buffles d'élevage, bien adaptés à cet environnement marécageux.


Nous jetons l'ancre dans un marigot devant la ville (c'est un bien grand mot) et descendons rapidement à terre. Ici c'est vraiment le Brésil que nous imaginions : végétation luxuriante, pluies diluviennes, métissage indien, oiseaux piailleurs, barques fluviales joliment décorées. Sensation étrange que l'on ressent tout de suite, nous avons changé de pays, nous avons pénétré le continent Amazone. Ici ce sont les éléments qui semblent dicter le rythme de la vie aux hommes et plus l'inverse. L'eau est le sang de ce géant vert formé par la forêt et le delta. Elle sourd de partout, se répand, se faufile, se rassemble en d'innombrables ruisseaux qui s'épousent pour finalement grossir le fleuve mère. Une hémorragie continue alimentée par les nombreuses pluies. Le vert est la couleur dominante. Plus de montagnes ou de collines, les hauteurs ne sont atteintes que par les cocotiers ou les manguiers centenaires plantés au centre des rues de la petite ville.


Les rues principales sont en dur, les secondaires en terre battues que l'herbe colonise joliment. Les murs des maisons sont couverts de fresques dessinées par l'humidité. Peu de voitures, le vélo est roi mais il partage son règne avec les chevaux et les buffles dressés, appropriés au déplacement en terrain très humide. La police locale monte de placides et impressionnants mastodontes de 800 kg.


Nous ne passons pas inaperçus, le touriste est rare. Des images plein les yeux, nous allons dîner de crevettes et de crabes farcis dans une "pousada". Le Para est un état pauvre, les prix sont en rapport. Un repas coûte moins de 4 euros.


Jean-Claude repart samedi matin à la fine pointe de l'aube vers Belém, pour visiter la ville quelques heures avant son retour en Europe.


L'organisation du Rallye et la Mairie se sont démenées et proposent un programme chargé pour ces deux jours d'escale. Nous visitons une fazenda (ferme d'élevage) de 6.500 hectares avec 7.000 têtes et 60 vachers (il faudrait plutôt dire buffliers). Paysages somptueux de grandes étendues d'eau, d'herbe et de forêt en couches superposées. Les buffles s'ébrouent paresseusement, les employés surveillent, juchés sur leurs chevaux ou leurs buffles sellés. Des grues et des hérons nous regardent passer d'un oeil distrait, trop occupés à pêcher dans leurs flaques.


Soirée musicale en plein air (200 décibels rontudjûûû).


Dimanche, l'administration de la ville nous invite à un brunch pimenté de danses locales, suivi d'une course de buffles spectaculaire et d'un match de horse-ball : équipe de la police militaire contre équipe civile. La longue partie se solde par une raclée pour les militaires : 11 / 3.


Déjà il faut se préparer à partir car demain direction Belém et nous devons traverser en biais le fleuve Para pour nous rendre sur le continent éloigné de plus de 70 km. Ce pays a des dimensions auxquelles on ne s'habitue pas.


Au crépuscule, des crapauds (buffle ?) gros comme des pigeons coassent sur le rivage : bizarre, on dirait une chorale de ... pétomanes. A l'aube, nous levons l'ancre dans la pénombre, à l'heure sévère où tout est encore gris. Les nuages sont bas, le ventre marbré, bombé comme une outre. Des hurlements horribles de vaches s'échappent de l'abattoir situé sur la rive à quelques coups de pagaie. Un coup de tonnerre, des trombes d'eau … Gai - gai - gai, Mesdames et Messieurs.


Belém : c'est toujours un autre Brésil, une ville chaotique qui vous transperce par ses coups de béliers visuels, sonores et ... olfactifs. Tout bouillonne dans cette ville effervescente au charme très européen. Un riche héritage du temps de sa splendeur en fait sa carte de visite.


Seconde moitié 19ème - début 20ème, le boum du caoutchouc allait bouleverser cette ville qui devint la coqueluche des aventuriers et des bâtisseurs de fortune. L'hévéa ou arbre à caoutchouc produisait sa sève ici et nul par ailleurs dans le monde. La technique de saignement de l'arbre bien connue des indiens (seringueros) n'était pas neuve, ni même l'usage qu'ils faisaient du caoutchouc, mais son introduction dans la vie courante occidentale allait en faire de l'or rebondissant.


Les voiliers arrivaient d'Europe lestés par des pavés pour les rues de Belém et repartaient avec les précieuses cargaisons de gomme. Durant 60 années, le latex coula à flot, source intarissable de profit. Des patrimoines énormes se créèrent en quelques années. Ces nouveaux fortunés rivalisaient de prestige, à qui le plus beau palais, à qui les plus beaux tableaux, les plus belles réceptions.


La ville s'agrandissait rapidement, on construisit un théâtre, copie de la Scala, de 1.200 places alors que la ville ne comptait que 2.000 habitants. Les meilleurs artistes européens trouvaient des débouchés pour leurs talents : sculptures sur les places publiques, fresques peintes dans les palais, céramiques murales fines, etc...


Début 20ème siècle, les anglais (perfide Albion) volèrent des graines d'hévéas interdites d'exportation et s'en sont allés les planter en Malaisie, cassant les cours de l'or mou, puis le coup de grâce dans les années 40 : le caoutchouc synthétique industriel.


Les pavés pavent toujours les rues de Belém, le latex ne coule presque plus et les héritiers des rois du caoutchouc sont allés investir ailleurs. Reste les beaux souvenirs, les immeubles restaurés à grand peine et une fierté nostalgique des habitants. Ainsi va la vie.


C'est ce que se dit également Jean-Jacques qui abandonne le Rallye ici pour cause de calculs biliaires. Il rentre en clinique privée à Belém pour une opération laparoscopique de la vésicule et en ressort déjà le lendemain en agitant une boîte transparente avec une dizaine de pierres grosses comme des pois anglais. Bon rétablissement J-J, tu as été confiant depuis le début mais on ne souhaite pas répéter ce genre d'expérience. Bois moins d'eau c'est plein de calcaire.


Catherine revient de France au début de l'escale. Nous nous promenons beaucoup dans Belém, on s'y sent à l'aise partout. Ver-o-Peso, le vieux marché haut en couleurs occupe les quais de l'angle de la ville et c'est toujours le centre d'activité populaire. Les bateaux de pêche accostent tous les matins à l'aube pour y déposer la marée sous l'oeil goguenard des vautours urubus à tête rouge. On y vend tout pour manger, boire, s'habiller, dormir, se soigner et surtout envoûter. L'allée des guérisseuses est à croquer : des centaines de fioles pour tous les maux du corps et de l'esprit, pour l'amour, pour le destin, etc... La vendeuse ne demande qu'à vous faire l'article.


Le zoo-musée Emilio Goeldi vaut vraiment la peine d'être visité. Créé il y a plus de 100 ans, c'est le centre de documentation et de recherche pour tout ce qui concerne la faune et la flore amazonienne. Un zoo permet de voir un large échantillon des espèces animales les plus caractéristiques de la forêt. Nous remarquons particulièrement les grands perroquets, le poisson torpille (gymnote), le gros lamantin, le lentissime paresseux et les petits agoutis qui courent en liberté dans le zoo. Nous y apprenons également que la population indienne pure qui vit dans la forêt est passée de 5 millions lors de la colonisation à 250.000 au milieu du 20ème siècle. Heureusement, elle est remontée à 300.000 au dernier recensement. Notre formidable guide Oswaldo Saldanha est une anthologie de l'histoire et de la nature de son pays.


***


Sea Master (ex Antarctica) à Peter Blake Expedition est revenu dans l'Amazone et est mouillé près de nous devant le YC de Belém. Nous demandons si nous pouvons visiter le bateau. Très gentiment le skipper néo-zélandais nous accueille et nous fait visiter cet énorme trois mâts polaire tout en aluminium (36 m). Le carré gigantesque est flanqué sur chaque bord de la cuisine et d'une bibliothèque de travail. Des cabines s'enchaînent sur l'avant. Les extrêmes du bateau sont occupées par les salles techniques dont nous, vulgum skipperus, n'avons même pas idée. Une bonne partie de l'équipage présent au moment de l'attaque des pirates est toujours là, renforcée par une équipe privée de sécurité. Ils ont surmonté leur traumatisme et sont revenus dans l'Amazone avec une équipe de la BBC pour tourner un reportage. Sur une cloison du carré, une grande photo de Peter. On sent encore ici sa présence et sa force. C'est émouvant pour tout marin de visiter ce voilier pour ses exploits polaires et parce qu'il est à jamais associé au probablement plus grand marin de tous les temps.


***


Mi-mars déjà. Zou, en route pour l'ouest et Brèves, la deuxième ville de l'île de Marajo. Nos navigations fluviales démarrent toujours à la fine fleur de l'aube entre 05 et 06 heures, on peut profiter ainsi de la fraîcheur matinale et surtout espérer arriver avant la tombée de la nuit (18 heures). Nos escales entre les villes sont ponctuées par les mouillages dans les marigots à l'abri des courants forts et des grandes profondeurs ou dans de petits villages. Ce soir c'est San Sebastian de Boa Vista où le temps semble s'être arrêté depuis des dizaines de lustres. A l'exception de la place principale, le village entier est sur pilotis, on y circule sur des passerelles sur pieux au milieu de "rues" marécageuses situées à l'étage inférieur. Chaque maison est reliée à la "rue" par une passerelle personnelle. De temps en temps, le long des "rues" de bois, on aperçoit une étrange bulle bleu clair montée sur un pylône sorti du marais : c'est une cabine de téléphone.


La rive accueille la vie commerçante de la ville : bars, lanchetes, bazars rivalisent avec les étals de poissons, crevettes, fruits et légumes. Un caboclo (métis blanc - amérindien) comique attrape Catherine par l'épaule et lui montre la poule blanche qu'il tient à la main. En moins de 3 secondes, il la plonge dans un entonnoir métallique attaché au mur de sa case, la tête dépassant vers le bas et lui tranche la tête d'un seul coup de couteau. Le sang dégouline dans une moque tandis que les pattes de la volaille battent l'air dans un ultime ballet funèbre. Le farceur rigole encore de nos têtes épouvantées.


Le soir suivant est plus bucolique, au milieu de nulle part dans un marigot sans nom, nous mouillons en milieu d'après-midi. Le Captain plonge rapidement dans l'eau turbide pour contrôler l'état de l'hélice souvent enlacée par des herbes dérivantes : tout est ok. Nous terminons l'après-midi par une grande promenade de deux heures en annexe le long des rives. Pas plus larges que 5 mètres, des bras d'eau rentrent dans la forêt. Au ralenti, nous en remontons un lentement, tous nos sens en éveil, on se prend un instant pour des explorateurs aux aguets de bestioles inconnues tombant d'on ne sait où. Le bruit sec du moteur hors bord est incongru. La forêt est belle, les feuilles de toutes formes mais hélas peu de fleurs en cette saison. Le dépaysement total lorsqu’une bande de petits perroquets s'envolent en criant.


L’«Alvaro Furtado», notre bateau guide, communique en fin de journée par radio que ce joli endroit est réputé pour ses serpents d'eau ... il était bien temps de le dire après la plongée sous la coque !


Quelques mots de l'organisation, nous ne sommes plus que 16 voiliers sur le Rallye Transamazone. Les quelques autres n'ont pas souhaité nous accompagner pour différentes raisons. Nous avons un très sérieux encadrement de sécurité : L'Alvaro Furtado, bateau à moteur local à trois ponts de 25 mètres en bois qui accueille l'organisateur et ses deux adjoints brésiliens, cinq bombeiros-mergulhos (pompiers-plongeurs) pour aider en cas de coup dur avec les bateaux (échouage, enchevêtrements, etc...), cinq policiers militaires bien armés pour la dissuasion ou la défense éventuelle et l'équipage de manoeuvre du bateau. L'Alvaro reste toujours en tête de convoi, il nous guide sur la cap à suivre pour éviter les bancs qui se déplacent sur le lit des rios (et pas sur nos cartes), choisir les berges les plus propices pour rencontrer un courant plus faible.


En queue de convoi, nous avons une vedette militaire rapide de la Capitainerie des Ports avec trois policiers qui peuvent se déplacer rapidement au cas zou. En tout 24 personnes d'accompagnement pour 45 personnes sur les bateaux. Lourd, mais feu Sir Peter Blake est très présent dans nos mémoires. Par ailleurs toute l'équipe se révèle très sympathique et les contacts sont excellents.


Nous invitons ce soir à bord de Caramel nos amis de "IF" pour un dîner qui se termine en "eau de boudin" : grain de 40 noeuds, l'ancre chasse dans la vase du rio, on ne voit pas à 30 mètres dans la nuit sous cette pluie diluvienne qui pique les yeux comme des grêlons. Nous essayons de soulager le mouillage au moteur, mais la composante des forces du vent et du courant est vicieuse, car elle ne présente pas l'étrave dans l'axe du vent et en agissant de la sorte, nous imposons une contrainte supplémentaire sur la chaîne. Nous nous rapprochons dangereusement des deux bateaux ancrés sous notre vent. Il faut remonter l'ancre et remouiller à l'aveuglette 200 mètres plus au centre du rio. Une heure trente de bagarre, nous sommes en sécurité. Plusieurs autres ont dû faire de même. Bilan : le nouveau taud de récupération d'eau de pluie arraché, toujours pas une goutte rentrée dans le réservoir. En revanche pas une goutte ne pourrait alourdir plus nos vêtements. Nous apprenons ce soir que sur l'Amazone, un grain en cache souvent un second. Deux heures plus tard, c'est reparti, mais cette fois nous ne bougeons plus.


La bonne ville de Brèves nous voit arriver en défilé le 19 mars, voiles hautes pour l'apparat et en bonne ordre de file. Caramel se voit assigner une place d'amarrage le long de deux "Ducs d'Albe" (ouvrage en pieux de bois), distants de 2 mètres du quai de bois réquisitionné pour nous par la mairie. Curieusement, par un effet incompréhensible du courant, le bateau reste décollé des pieux que ce soit à marée montante ou descendante. C'est parfait pour cette halte de trois jours.


Un couple de français et leurs grandes filles installé dans cette grande bourgade de 40.000 habitants nous sert de guide et d'interprète durant le séjour. Comme d'habitude au Brésil, on commence par faire beaucoup de bruit (musique) et par danser. Tout le Rallye se retrouve sur le quai même à 20 heures pour un buffet de Tacaca (soupe glaireuse de jus de manioc et de crevettes) et autres Vatapa (crème de manioc, coco et crevettes), suivi d'un échantillon de danses folkloriques entraînées par une banda de musiciens. Ensuite les danseuses invitent les hommes, les danseurs invitent les femmes et là tout à coup, c'est flagrant : nous n'avons pas les mêmes gênes, les brésiliens sont nés avec le rythme dans la peau. Catherine se débrouille plutôt bien, elle s'en sort avec des ampoules sous les pieds. Le Captain est assez nul.


Le programme proposé par la mairie est varié. Ce matin, nous visitons une ancienne exploitation forestière (6.000 Ha) en cours de reforestation. Peu convaincante, cette balade nous permet tout de même de voir des singes macaques, un joli boa vert repu et endormi en spirale sur une branche et de grands papillons bleu métallique. Tout est gros dans ce pays, les fourmis atteignent 10 mm, les araignées 12 cm et les cigales plus de 15 cm. La stridulation des mâles s'apparente plutôt à un bruit de tronçonneuse plutôt qu'au chant, Hitchcock aurait pu en faire un film encore plus saisissant que "Les oiseaux".


Le terminus de notre marche s'achève au lac "gelado". Nous nous baignons dans cette eau noire, heureusement le point de fusion de l'eau au Brésil se situe approximativement à +22°C !


L'école de théâtre nous invite dans la salle des fêtes l'après-midi pour une création en première amazonienne de la chorégraphie de «Boto le dauphin blanc». Ce conte indien vieux comme le monde raconte comment les jeunes filles indiennes sont charmées par Boto le dauphin blanc du rio, transformé momentanément en Prince charmant et se retrouvent enceinte. Comme la plupart des jeunes filles de la campagne sont mères à 15 ans, on comprend assez que le dauphin en question soit mal-aimé. Malheureusement le mythe à la peau dure et les dauphins rose et gris, très nombreux dans les eaux de l'Amazone sont encore tués à cause de cette histoire. L'éducation sexuelle pourrait venir en aide à ces jeunes filles et donner un petit coup de pouce à l'écologie par la même occasion.


Soit dit en passant, nous avons tout de même constaté avec plaisir l'effort d'information déployé par les autorités fédérales du pays concernant les maladies tropicales (paludisme, dengue) et des principes élémentaires pour s'en prémunir. De même, partout on trouve des affiches invitant la population à respecter la propreté et l'environnement, à recycler les déchets plastiques et alu. "Ordre et Progrès", avec une telle devise, le pays est certain d'avoir un travail éternel.


L'averse tropicale de la soirée et le taud spécial raccommodé nous permettent enfin de récolter nos 150 premiers litres d'eau de pluie et de refaire le plein du réservoir rempli à Belém avec de ... l'eau minérale. Persévérance. Cela deviendra un jeu pour nous, notre record est de 300 litres en 2 heures. Une des occupations favorites de Catherine.


Nous partons pour notre second jour d'escale, en bateau local de passagers (gaïola en brésilien, ce qui signifie également poulailler et doit rappeler quelque chose aux belges francophones wallonisants). Direction la réserve forestière des Frères Gonçalvès, préservée de l'exploitation.


Nous nous perdons rapidement dans les méandres des rios et iguarapés (chenaux secondaires).


La forêt est incroyablement dense, les arbres se parent de belles feuilles à tous les étages : au ras de l'eau, ce sont des tiges nues qui semblent avoir poussées trop vite, emplumées par de larges feuilles en forme de coeur. Puis ce sont les arbustes à basses tiges qui forment un taillis dense derrière l'estran. Vient enfin la forêt des hautes tiges que la compétition vers la lumière allongent démesurément et où se disputent feuilles et palmes.


La forêt est omniprésente et son défilement est finalement monotone. A un confluent, les eaux passent du brun clair chargé d'alluvions au marron foncé transparent, tendance glacé. Le long des rives sont éparpillées des cabanes de bois sur pilotis, une jetée s'avance vers l'eau pour atteindre la pirogue quelque soit l'état de la marée. Souvent ces habitations ne comportent qu'une seule pièce, le bois laissé brut prend une belle teinte naturelle patinée. Les fenêtres sont des encadrements libres protégés de la pluie par un toit de palmes largement débordant qui recouvre parfois une terrasse périphérique.


Des familles nombreuses se pressent toujours sur le seuil ou la jetée pour nous voir passer et nous échangeons des signes amicaux qui pourraient vous paraître condescendants, mais qui sont sincères et qui manifestement font plaisir au vu des sourires des adultes et des éclats de rires des enfants. Le spectacle, c'est nous.


Après deux heures de remontée du courant, nous arrivons au but sous les décibels débiles et incongrus proférés par notre bateau fluvial (c'est le Brésil, c'est pour nous faire plaisir et c'est normal : pas de festivités sans musique tonitruante). Contents de se dégourdir le jambes car la moitié d'entre-nous se sont réfugiés sur les six mètres carrés de la pointe avant, un peu à l'abri des haut-parleurs géants.


En deux groupes, nous partons marcher en forêt. Ce bout de terrain de 2.500 hectares a été en réalité exploité mais n'a plus été touché depuis 20 ans. Nous voyons en effet de-ci de-là d'énormes souches recouvertes de mousse. Nous ressentons la fraîcheur préservée par le toit végétal. On est surpris par le nombre de plantes parasites qui prennent leurs aises sur les troncs ou à la racine des branches : lianes filaires et orchidées (pas en fleurs) sont caractéristiques. Notre guide nous fait goûter des fruits bizarres et nous montre ce curieux arbre creux que l'on peut faire résonner bruyamment avec le plat de sa machette pour se signaler si l'on est perdu.


Le sentier dégagé passe dans l'humus noir, la fange verte, sur de vieux troncs en décomposition, des flaques d'eau, un gué est franchi sur des rondins glissants. Catherine en profite pour s'enfoncer jusqu'au genou dans une eau glauque. Les bruits sont amortis car tout est mou. Le végétal naît et se perpétue sur sa propre déliquescence, ici rien ne se perd tout se crée.


Notre guide indique des terriers de tatou et de mygale, on aperçoit quelques singes et des tortues d'eau, peu d'oiseaux.


La baignade apéritive dans une "piscine" en bois à même le rio est suivie d'un solide barbecue de campement.


Un des frères Gonçalves propose d'emmener quelques personnes en pirogue dans les bras secondaires du rio. Nous accostons rapidement devant une maison de bois sur pilotis. Nous protestons, gêné de faire une intrusion dans ce domicile sans y avoir été prié par le propriétaire. Gonçalves nous explique que la maison lui appartient et qu'il n'y a pas de problème, d'ailleurs l'homme nous fait signe de venir. Nous sommes pris au piège, c'est un ouvrier de la scierie Gonçalves. Nous comprenons alors le rapport de force relationnel entre les deux hommes et subissons la visite assez mal à l'aise.


Rien, pratiquement rien si ce n'est quelques hamacs dispersés dans deux pièces propres, un portrait de la Ste Vierge et des extraits de journaux au mur pour seule décoration. Une étrange valise Samsonite rouge trône dans un coin.


Encore plus intimidés que nous, les occupants se retirent à notre passage. Ils sont plusieurs générations à partager ce toit : les parents, les enfants et déjà les petits-enfants car la fille de 16 ans est mère d'un enfant plus âgé que le dernier de ses oncles (réfléchissez bien).


La cuisine se fait dehors dans un appentis sommaire, quelques branches se consument lentement en attente d'une pitance essentiellement faite de pêche et de cueillette. Pour tout élevage : deux énormes volatiles issus tout droit du lointain Doudou et deux petits toucans dans une boîte dont l'un est déjà moribond.


Profitant de la situation surélevée que lui confère le perron, un Gonçalves brother nous explique que se sont ses parents qui ont acheté les 2.500 hectares à cette famille voici 20 ans mais que l'argent a été mal géré et que tout est perdu. Bons Princes, les Gonçalves brothers leur ont construit cette maison et fourni un travail à la scierie. L'histoire est certainement vraie et légitime, mais elle est tellement mal servie et proche de certains clichés que nous garderons un souvenir amer de cette visite impromptue.


Allez, il est temps de rentrer sur notre bateau fluvial, le "Bom Jésus". Il descend le courant en slalomant entre les îlots de jacinthes d'eau au rythme assourdissant des derniers tubes brésiliens. Si on vous disait que l'on ne supporte même plus d'écouter un CD dans le bateau, nous croiriez-vous ?


Notre dernière journée à Brèves est prise par un peu d'avitaillement, de ménage, d'Internet très lent, de récolte d'eau de pluie et une petite visite intéressante à un "chantier naval". Comme beaucoup de concurrents, il est situé sur la rive du rio. Sous un long toit de tôles métalliques, une coque de bois massif longue de 24 mètres attend de connaître l'eau. Nous sommes reçus par le patron qui nous montre les outils de fabrication : des planches épaisses, des herminettes, des rabots, une scie à bande électrique et les mains de trois hommes. Tous les plans sont dans sa tête, il n'y a qu'un seul modèle, il suffit de donner la longueur désirée et d'attendre 6 mois. Il ne fait que les coques, ses camarades d'à côté font les superstructures, les emménagements et posent le moteur. Voilà une "gaïola" en bois massif de 24 mètres toute équipée, pesant 50 tonnes.


Pour les pirogues c'est plus rapide : une journée de travail et le prix est déterminé par le nombre de places demandées.


Nous avons bien aimé Brèves et la gentillesse de ses habitants et nous la quittons avec regret pour continuer le voyage.


Comme d'habitude, l'aube nous voit larguer les amarres. Ce matin le soleil est timide et retire paresseusement son édredon ouateux et opalescent accroché à la cime des arbres.


Nous traversons beaucoup de villages bâtis autour des scieries, des dizaines de pirogues maniées par des enfants attendent notre passage au milieu du cours d'eau. Il essayent de prendre la vague d'étrave de nos bateaux pour faire surfer un peu leur pirogue. Les vagues sont rares sur les rios.


Leur grand jeu est d'essayer d'attraper le bord du bateau pour passer un bout et se faire remorquer un temps ou vendre des coeurs de palmier et d'énormes maracujas frais. Nous épuisons rapidement notre stock de bonbons, de ballons et de pointes Bic. Nous arrêtons ce jeu quand un énergumène attrape Caramel avec un long crochet en fer à béton sur un chandelier. Rontudjûûû !


Nous prenons un raccourci pour passer entre deux rios. Ces chenaux naturels de moins de 50 mètres de large s'appellent "furo", il nous économise 30 milles et nous donne vraiment l'impression de naviguer dans la forêt. Pour faire bonne mesure, une compagnie d'une trentaine de perroquets verts et brailleurs vient saluer notre passage. Mouillage calme dans le nouveau rio. A partir d'ici le courant ne se renverse plus, il descend toujours mais la marée marque toujours son effet par une remontée des eaux de 50 cm, deux fois par jour.


Dimanche 24 mars 2002 à 08h50 locale, nous arrivons enfin sur le grand fleuve Amazone himself, par 01 05 33 lat S et 51 11 85 lon W. Il en impose : 80 m de fond et 4 noeuds de courant. Comme notre vitesse est de 7 noeuds, nous n'avançons que de 3 noeuds sur le fond (5,5km/h). A cette vitesse, on n'est pas rendu !


Le courant sculpte sur le lit du fleuve une gigantesque tôle ondulée qui se dessine sur le sondeur enregistreur. Pour essayer de minimiser l'effet du courant contraire, nous longeons la rive parfois à moins de 20 mètres, ce qui demande une attention soutenue pour ne pas se planter avec honte dans la mangrove. Et il faut toujours slalomer entre les déchets végétaux de plus en plus nombreux : troncs, souches, grumes de sciage de 10 m de long et de 60 cm de diamètre, îlots végétaux, graines, noix, feuilles. Par endroits, sous l'influence du courant, l'eau danse, clapote, tourbillonne, se ramasse en plis déferlants.


Les rives du rio Amazonas sont différentes de celles rectilignes et proprettes du rio Para, elles sont sauvages, dévastées par le courant et les bourrasques, jonchées d'arbres tombés, de côtes affaissées.


Nous mouillons pour la nuit devant le village de Gurupa qui a prévu en notre honneur une représentation de danse tribale et de Capoeira, cette danse des esclaves noirs dont nous vous avions parlé à Salvador et plus vue depuis lors. C'est parce que la population d'origine africaine de la commune (nous sommes en territoire indien) a reçu cette terre lors de l'indépendance du pays (en 1822). C'est même inscrit dans la Constitution et ils n'en sont pas peu fiers. Cette fierté est bien placée dans le maintien de leur culture propre.


Nous passons un moment fort de notre voyage, accoudés dans la rue à une planche de bois devant des brochettes de crevettes et de poulet vendus par une petite vieille hilare, heureuse de nous raconter les potins de son village. Elle ne sait pas compter et nous devons faire l'addition. Tendresse.


Nous continuons à remonter le fleuve. En ce Vendredi Saint, jour férié au Brésil, les familles entières sont rassemblées aux fenêtres des maisons de bois pour nous regarder passer. A la VHF, nous entendons "la Passion du Christ ". Etonnant.


Le paysage change lentement, nous voyons maintenant beaucoup de parcelles défrichées autour des cases, pour la culture du maïs ou l'élevage des buffles et des zébus. Puis des collines avec des zones enrochées et même des falaises. Des étendues d'herbes espacent la forêt.


Nous arrivons à Almerim, où nous nous amarrons à quai le long d'une barge métallique désaffectée. Nous changeons de fuseau horaire en même temps que l'Europe passe à l'heure d'été : 6 heures de décalage maintenant.


Catherine part en compagnie de nos amis de Filao et d'un guide local en exploration dans la forêt. Celle-ci n'est franchement pas facile d'accès car tout est humide, glissant. Chaque pas doit être réfléchi, il faut regarder sur quoi l'on pose la main, les troncs moussus et l'humus fangeux n'accélèrent pas la cadence. Le guide taille à chacun des bâtons pour aider l'équilibre. Il sert à l'occasion pour se protéger des troncs épineux.


L'après-midi, un mini bus les amène au sommet d'une grande colline arborée. Après un arrêt pour y admirer le paysage, ils entament la descente par un escalier de ... 556 hautes marches, pour arriver à une jolie cascade. La nuit n'est plus très loin quand le guide annonce que c'est la seconde fois qu'il vient par ici et qu'il ne se souvient plus du chemin pour revenir à la ville et que le mieux serait de remonter les marches pour rejoindre le mini bus qui devrait probablement y être ! Re belote. Catherine épuisée arrive en soirée au bateau.


Une autre excursion nous amène le lendemain à un village distant de 3 heures de bateau. Le pasteur nous reçoit dans "son" village et nous rassemble dans "son" Temple pour quelques mots de bienvenue entre quelques notes de musique et quelques alléluias. Le village vit principalement du manioc cultivé dans des zones défrichées de la forêt. La culture est l'affaire des hommes, le traitement des racines est celui des femmes. Ces grosses racines sont grattées à la main au fil de la machette pour en ôter la peau noire pour être ensuite râpées. La pulpe est écrasée dans une presse de bois très rustique afin d'en extraire le jus toxique puis cuite dans de grandes bassines pour en faire de la farine grossière. Des enfants travaillent aussi au grattage, pas beaucoup plus grands que leur machette.


Nous avons surtout la chance de voir la construction d'une pirogue, pas un tronc évidé (monoxyle) mais sa version moderne : 3 planches, une pour le fond et deux pour les flancs. Le fond est maintenu par des étançons entre le sol et les branches d'un arbre tandis que quatre hommes forcent avec des pieux les deux autres planches à épouser l'arrondi des flancs. Un dernier homme cloue les trois pièces ensemble. Impressionnant de simplicité.


La population est pauvre mais comme partout dans ces villages, personne n'a faim puisqu'il suffit de se baisser pour ramasser des mangues, les noix ou autres fruits tandis que le rio est généreux en crevettes et poissons.


Le soir en remontant seule sur Caramel, Catherine aperçoit un rat sur le pont. Cris de terreur, il vient certainement de la barge à laquelle nous sommes amarrés. A l'intérieur de notre bateau nous découvrons quelques crottes et une miche de pain rongée. La chasse est ouverte, un rat peut faire de gros dégâts dans les câbles électriques du bord. Nous posons 4 pièges, modèle brésilien aux mâchoires dentées, avec un choix de fromages. Nous ne le trouverons jamais, il a du redescendre à terre, par contre nous avons dormi le reste du séjour tous capots fermés. Pas de jaloux, tous les bateaux auront droit à un rat.


Quelques courses au marché de la ville pour acheter des légumes frais, du pain et des pagaies indiennes pour compléter la collection. On nous propose un petit macaque pour 20 euros ! Non merci.


Le voyage continue au rythme lent de la remontée du courant. Nous passons cette fois dans un "furo" très étroit : 20 m de large et 3 m de fond, on peut presque toucher les branches. Une grosse guêpe noire pique le Captain, une vraiment moche avec les pattes pendantes arquées à la John Wayne et les yeux tirés à la Lee Van Cleef. Un peu de pommade à la cortisone calme la douleur. Catherine se fera piquer quelques jours plus tard, mais gardera 48 heures une large gourme rouge et enflammée. Sales bestioles dans le pays. Pourtant celles que l'on attendaient le plus nous fichent une paix royale : les mosquitos.


Nous longeons la rive à moins de 30 mètres par 15-20 mètres de fond, en jouant au plus fin, on peut ramener le courant contraire à 1,5 noeuds mais c'est risqué car des grands troncs sont échoués sur le rivage, on pourrait en heurter des parties immergées. Une famille de macaques fait les singes dans la couronne d'un arbre à notre passage et les aigrettes blanches disputent le ciel aux sinistres urubus (vautour noir à tête rouge). Les botos roses ou gris (dauphins d'eau douce) sont de plus en plus nombreux et ils soufflent bruyamment en sortant leur tête à rostre. Ces animaux mal dégrossis ont une apparence molle et moche, rien à voir avec leurs cousins marins. Mais il paraît qu'il pensent exactement la même chose de nous !


Nous arrivons de nuit dans un chenal relativement étroit près du bourg de Prainha et nous mouillons nos bateaux en grand désordre, l'évaluation des distances de nuit est encore un problème pour nos yeux d'humain. La nuit est rythmée par les grains, nous tenons bien mais d'autres se retrouvent avec le popotin dans la mangrove.


Au départ de l'aube, l'Alvaro Furtado, notre bateau guide réussi l'exploit de prendre son câblot d'ancre dans l'hélice et est immobilisé. Caramel prend la tête du convoi après avoir embarqué le pilote et un sergent de la Marine. Catherine joue les traductrices et transmet par VHF les directives aux autres bateaux. Nous leur laissons avec plaisir la barre du bateau, quel confort : un pilote privé et pas besoin de barrer. Il découvre avec grand intérêt le sondeur enregistreur qui lui dessine le profil de son fleuve. L'Alvaro nous rejoindra bien plus tard après que ses plongeurs aient tranché le noeud du problème.


Le paysage change, nous entrons dans une région parsemée de grandes collines rocheuses couvertes de végétation et découvrant par endroits des falaises claires. Arrivée en milieu d'après-midi à la ville de Monte Alegre, cité de la joie, qui s'étant sur un large flanc de colline, une vision nouvelle pour nous pour qui tout était plat depuis le delta.


Après quelques essais infructueux de mouillage le long des berges (trop de fond), nous décidons de nous amarrer à couple de nos amis de "IF", lui-même accroché aux quatre pieux du quai d'embarquement de la ville. Nos camarades de "Kowekara" et de "Captain Smith" viennent se placer ensuite à couple de nous.


Grosse réception le soir organisée par la Mairie, danses folkloriques, banda de musique brésilienne suivi d'un buffet tellement énorme que nous ne pouvons pas faire honneur à plus de la moitié des plats. Le maire ouvre les portes à la population qui consomme le reste en quelques minutes. Féodal.


Monte Alegre est connue pour ses dessins rupestres colorés datant de plus de 11.000 ans. Nous ne manquons pas d'aller voir ces vestiges du paléo-indien d'Amazonie. Il faut pour cela escalader la raide Montagne de la Lune, ce qui sous la chaleur est éreintant. Les couleurs sont miraculeusement conservées sous ce climat chaud et humide, probablement parce que les dessins sont tous réalisés sous des roches en surplomb, les protégeant des ruissellements et de la lumière solaire directe.


Nous prolongeons la grimpette jusqu'au sommet et le spectacle en vaut la peine. Au-delà des coteaux escarpés, notre oeil peut embrasser toute la région : Amazone majestueux, bras secondaires et chenaux naturels sont autant de chemins liquides qui découpent la forêt inondable (et inondées puisque nous sommes en saison des pluies). Sur la gauche nous distinguons bien le lago Grande, immense étendue d'eau et de marécages où nichent quantité d'oiseaux. D'autres collines rondes égayent le paysage en y ajoutant une troisième dimension. On reprend notre souffle, il fait calme, comme tout paraît serein de si haut.


Nous retrouvons nos quatre bateaux emprisonnées par des îles flottantes qui sont venues successivement s'agglutiner aux étraves. Après une nuit bercée par le croassements de grenouilles, nous sommes réveillés par le cliquetis d'une armée de sauterelles vert tendre en forme de feuille (les dernières passagères indésirables nous quitteront à Trinidad, un mois plus tard !). Tout ce petit monde loge dans le "jardin" qui nous entoure en compagnie de quelques jeunes anacondas encore timides.


Trois bateaux à moteur locaux de plus en plus gros arrivent finalement à arracher la gênante végétation en y plantant leur ancre puis en tirant en marche arrière toute !


Déjà le 02 avril, le temps passe si vite. Notre excursion de ce jour nous emmène en bateau sur le lago Grande. Pour y arriver, nous longeons les rives de la forêt inondée. Tout devient confus en cette saison, l'eau et la terre se mêlent en d'obscures frontières où le terrestre se fait aquatique et l'aquatique mime la terre en créant les îles végétales.


Les paysages sont magnifiques et variés. La hauteur d'eau est maximum dans la forêt inondable, découvrant ça et là des images insolites d'arbres au milieu de l'eau, de maisons esseulées sur pilotis ou d'enclos à zébus dont les barrières de bois n'entourent qu'un intriguant carré d'eau.


Nous arrivons au lac et notre bateau sans grand tirant d'eau vient s'encastrer dans les îlots marécageux où nous observons quantités de hérons, d'aigrettes et d'autres oiseaux inconnus comme ce joli merle noir jais au ventre jaune citron.


Mais c'est une mauvaise surprise qui nous attend au port. Une énorme virgule végétale de 25 m de long s'est accrochée à nos étraves et se referme derrière nos bateaux. Les amarres sont tendues à mort par la pression induite par cette énorme masse. Le diamètre des cordages est fortement réduit. Il faut réagir rapidement.


L'îlot est formé par des variétés de jacinthes d'eau, de riz sauvage, de lentilles d'eau, de digitales aquatiques, de débris divers emprisonnés, de branchages, etc... Les plaques charriées par le courant s'agglutinent au hasard des rencontres ou s'accrochent à tout objet fixe. On peut marcher sans problème sur une île de quelques mètres carrés à condition d'apprécier la faune qui y réside : serpents, grenouilles, sauterelles, mouches, puces d'eau, libellules, lucioles. Petits poissons et petits crabes mènent aussi une vie active dans les catacombes.


Les bombeiros-mergulhos (pompiers-plongeurs) de l'Alvaro Furtado viennent à la rescousse avec leurs machettes. Durant deux heures, ils taillent une tranchée de 6 mètres de long, profonde de plus de 2 mètres à l'arrière du bateau le plus extérieur. Dans l'eau jusqu'au cou, ils ont toujours les pieds sur du végétal. Travail harassant, donner des coups de machettes sous l'eau demande un développement musculaire important pour être efficace. Travail non dénué de risques, car au même endroit hier soir, les mêmes plongeurs ont tué un anaconda de deux mètres d'un coup de machette. Catherine qui les observe de près aperçoit un (petit) anaconda qui s'enfuit en ondulant à la surface de l'eau. A 19h30, dans l'obscurité établie depuis une heure, la virgule se détache enfin. Pour les remercier, nous les invitons à un barbecue sur le port.


A 21 heures un terrible grain s'abat sur la ville. 40 à 50 noeuds de vent et une pluie comme jamais vue s'établit presque à l'horizontale. Les gouttes percutent la peau comme du gravier, les tables se renversent, les verres se brisent. Tous aux abris.


Un petit spectacle de danseurs emplumés était prévu, mais ils ont la plume bien triste après l'averse. Mais nous sommes au Brésil et qu'importe l'habit si on peut faire la fête. On rentre la sono dans notre abri improvisé et en avant la zizique : "tape ta banane - tape ta pomme", les brésiliens se trémoussent, les skippers sont inquiets, un bon nombre a laissé les capots ouverts et tous guettent la position du feu de mouillage de leur bateau ancré à 200 m sur l'autre côté de la rive. Dans le pré ou pas dans le pré ? That is the question.


Nous allons contrôler nos amarres et nos pare-battages. MALEDICTION, en deux heures de temps, un nouvel îlot s'est formé autour de nos quatre voiliers amarrés : 50 mètres de long, les bateaux ont ripés et les défenses sont écrasées ou ont été éjectées comme des savons. Les amarres sont prêtes à céder sous la traction. Tous les bateaux écrasent celui contre le quai, un miracle qu'il soit encore entier. Il faut impérativement dégager. Heureusement l'îlot ne s'est pas encore refermé derrière les bateaux. Il pleut toujours des hallebardes. Nous nous concertons et décidons de tenter d'extraire les bateaux vers l'arrière en aval du courant.


Une dizaine d'hommes à la manoeuvre, nous hâlons vers l'arrière "Captain Smith" le dernier bateau pour soulager son moteur qui fume déjà noir et sent la cire fondue. Prisonnier de la pression latérale, le bateau recule centimètre par centimètre. Quatre annexes se positionnent entre le quai et la coque pour l'empêcher de se mettre en travers. La grosse annexe de l'Alvaro Furtado aide également à tirer vers l'arrière. Le bruit des ahanements humains se mêlent aux vrombissements mécaniques, mais ça y est nous l'avons, il glisse librement vers l'arrière dans un hourra de liesse et ... la virgule végétale en profite pour se refermer sur le troisième bateau.


On prend presque les mêmes et on recommence l'opération avec "Kowekara", maintenant à l'extérieur, la technique est éprouvée, mais pas de chance son hélice est empêtrée de rhizomes de riz sauvage. "Captain Smith" vient à sa rescousse pour le tracter en arrière puis le remorquer au mouillage et ... la virgule végétale en profite pour se refermer sur le second bateau : le nôtre.


Il est déjà deux heures du matin et nous reportons au petit jour la libération de "Caramel" et de "IF". Cinq heures trente : dring-dring, rontudjûûû de réveil. Tous sur le pont, on réquisitionne quelques bonnes âmes musclées et on recommence. Les deux derniers bateaux sortent finalement facilement. "IF" en gardera un liston enfoncé sur les deux côtés. "Caramel" s'en sort miraculeusement avec une bande autocollante égratignée.


Vous avez dit plaisance ? Ceci nous sert de leçon, l'Amazone n'est pas toujours facile, elle peut se fâcher comme la mer océane et peut faire à l'occasion quelques victimes. L'effet de groupe a joué grâce à l'esprit d'entraide de la plupart (et toc) d'entre nous, mais seul cela aurait été une autre paire de manches.


L'île se détache évidemment seule dès que "IF" quitte le quai. Sur "Caramel", une sauterelle verte regarde le barreur, plaquée à l'envers sur le pare-brise du poste de pilotage. Elle reste à bord avec une centaine de ses congénères pour profiter de ce moyen de transport finalement assez comparable à son île flottante. Catherine est bien contente de quitter Monte Alegre parce que le bruit nocturne des rats trottinant sur le pont l'empêchait de dormir ! Allez savoir pourquoi ?


Cap sur Santarem, toujours en slalom géant autour des troncs et des souches dérivantes.


Notre dernière nuit avant Santarem est très bucolique devant une grande étendue d'herbes marécageuse, nous voyons depuis notre cockpit le coucher du soleil. Questionné, le capitaine de l'Alvaro Furtado, Môssieur Macapa himself, nous rassure : pas de grains pour cette nuit, foi de nez creux d'amazonien.


A minuit, on comptait 6 bateaux dérapés qui flottaient plus ou moins dans le pré marécageux. Rien de grave, seulement une gîte plus ou moins prononcée qui rendait le sommeil incliné mais enfin stable. Au petit matin, les chanceux remorquaient les brouteurs, après avoir joué une petite heure de la machette sur le riz sauvage coincé dans la chaîne.


Enfin Santarem, la ville la plus en amont sur notre remontée du fleuve. Nous sommes à plus de 1.000 kms à l'intérieur des terres. Imaginez Bruxelles - Marseille à une vitesse de 10 km/h en évitant des gros cailloux semés sur votre route. C'est long et fatiguant.


Nous traversons la ligne de séparation des eaux des fleuves Tapajos et Amazone au confluent duquel se trouve la ville. Les eaux du Tapajos sont marron et claires, elles tranchent nettement avec la boue liquide de l'Amazone.


Au mouillage devant le Yacht Club de Santarem, nous pouvons profiter de la piscine et faire l'avitaillement de frais. Ce sera le dernier supermercado avant Cayenne.


Nous allons manger chez Michel le suisse qui a un resto depuis 2 ans ici et qui sert un steak tartare unique dans l'Amazone. On peut lui faire confiance, il était contrôleur sanitaire pour le gouvernement helvétique. Mmhh, on nous sert même des grosses frites. Pourquoi ricanez-vous ? Bon c'est vrai, on a des faiblesses et on n'est pas des vrais voyageurs intégrés. Mais c'était vachement bon.


Nous faisons quelques achats d'artisanat. C'est une ville sans grand intérêt mais plutôt paisible. Nous lui avons préféré l'escale de quatre jours à Alter de Chao, à 20 milles en amont sur le rio Tapajos.


Grand lac naturel, isolé du rio par une plage de sable clair et une passe d'eau, il nous faut négocier à trois reprises le passage avec notre copain "Biche des Mers". Lorsqu'un de nous se plante dans le sable, l'autre le tire vers l'arrière pour le dégager. Finalement, nous sommes guidés par un troisième larron en annexe équipé d'un sondeur à main et qui crie la sonde en avançant. Nous finissons tous ancrés dans le lac entre forêt et plage. Contraste étonnant. L'eau est fraîche et assez claire. Le Captain en profite pour faire un tour de la carène et Catherine nage jusqu'à la plage.


C'est les vacances, il faut en profiter, car la descente du fleuve sera éprouvante, de longues journées de moteur. Nous nous baladons seuls dans les recoins forestiers du bord de lac. Rien de plus amusant que ces petites excursions dans les chenaux étroits sous les frondaisons où l'on a l'impression de vraiment faire de l'exploration dans la forêt si difficile d'accès à pied. Surprendre une tortue d'eau douce se chauffer au soleil, des aigrettes blanches au détour d'un méandre sont des images d'autant plus fortes qu'elles sont le résultat aléatoire d'une démarche personnelle et non d'une "excursion" organisée. Ici comme ailleurs il ne faut pas hésiter à essayer de découvrir par soi-même, en complément à de l'information collective. C'est très enthousiasmant.


La journée du 09 avril est consacrée à aider nos amis de "Kowekara" qui ont failli couler cette nuit. A 03 heures, le skipper s'est levé pour satisfaire une envie naturelle et lorsque son pied s'est posé sur le plancher, son visage s'est certainement glacé d'effroi : 10 cm d'eau au dessus des planchers. Le responsable est comme souvent un mauvais maniement des WC marins, à l'origine de nombreux naufrages.


Après avoir pompé une bonne partie de la nuit, nous avons passé une bonne partie de la journée à les aider à assécher et à démonter les parties de moteur noyées. Une super soirée au restaurant nous réunit tous pour un excellent repas brésilien à base du poisson de l'Amazone : le Pirarucu à la chair bien ferme.


C'est le moment de redescendre le fleuve. Le moral n'est plus le même, nous n'allons plus à la découverte, mais seulement vers la fin du Rallye. Plantés sur le milieu du fleuve notre vitesse s'additionne à celle du courant. Nous déboulons entre 10 et 11 noeuds sur le fond et c'est toujours un slalom entre les troncs dérivants. Avec la fatigue et le manque de concentration, nous en heurtons un de temps à autre, mais sans dégâts.


Notre copain "Aquilone", qui avait pris un peu trop ses aises par rapport au sillage de notre bateau guide, grimpe à toute allure sur un banc de sable. Il faudra plus de deux heures à l'Alvaro Furtado pour le déséchouer.


Pendant ce temps, c'est à nouveau Caramel qui passe premier avec le capitaine Macapa et le sergent de la police Jérémias. Nous mouillons dans un très fort courant devant la ville de Prainha par 23 mètres de fond au milieu d'une meute d'îles flottantes. Ca commence à bien faire, surtout que nous sommes à 2 milles d'un endroit charmant et sauvage où nous nous étions arrêtés en montant.


En 24 heures, nous devons changer 6 fois de mouillage avant de trouver une place ad-hoc. La nuit est rythmée par le souffle puissant des "botos", dauphins roses ou gris d'eau douce à quelques mètres du bateau.


C'est pas qu'on en ait marre, mais Prainha c'est très moche, vraiment rien d'intéressant. Pourtant la collectivité locale s'est décarcassée pour nous faire le spectacle avec la spécialité du cru. Village d'élevage de buffles et zébus, le sport local consiste à galoper à cheval avec un genre d'aiguille à tricoter et essayer d'enfiler un petit anneau de 3 cm de diamètre suspendu à un bâton. Cela se joue à une dizaine durant trois heures sous un soleil de plomb. On ne voit rien car l'anneau est ridiculement petit et comme ils ne sont pas expansifs ces bonshommes là, on ne sait même pas s’ils l'ont embroché ce fichu anneau. Vraiment moche ce bled, poussiéreux et sale. Et dire qu'on y a passé deux jours et demi !


Heureusement, nous avons remonté avec l'annexe et le gros moteur ce chenal où nous étions mouillés et chance, nous avons droit à la traversée à la nage d'un troupeau d'une centaine de buffles, suivi par quelques gamins sur leurs pirogues. Nous nous mêlons au groupe, étonnés par l'agilité des ces mastodontes dans l'eau. Un gamin s'amuse avec succès à essayer de rester debout sur le dos d'un animal. Le troupeau passe sous une maison sur pilotis, nous nous attendons à la voir s'écrouler, mais non tout se passe en douceur. Les bestiaux arrivent dans des îlots de jacinthes échoués et c'est l'extase, plus moyen de les faire avancer, ils se prélassent en broutant les bulbes, c'est à peine si nous voyons leur tête émerger. Nous nous faisons surprendre par un crâne énorme surgissant à côté de notre Zodiac, les cornes entrelacées de jacinthes. Surréaliste et impressionnant. Le troupeau touche enfin le rivage ferme, il faut bastonner quelques retardataires qui roupillent dans l'eau en digérant.


Nous revenons sur nos pas et rencontrons deux pirogues de pêcheurs. Chacun a relevé ses filets et s'en retourne au village. Nous les accompagnons un bout de chemin en bavardant simplement, puis nous devons nous arrêter, alors qu'il continuent à pagayer dans les 20 cm d'eau qui recouvrent un champ bien vert !


Plus loin sur le fleuve, dans les anfractuosités d'une petite falaise, nous dérangeons des familles d'oiseaux criards. Ils nous le font bien comprendre en piquant sur nous dans un tintamarre injurieux sans toutefois vouloir nous toucher. Les nids sont précieux et nous rentrons à bord la tête à nouveau pleine d'images extraordinaires.


Seconde grande descente de deux jours sur le fleuve. Nous traversons à nouveau des régions un peu plus habitées. Des essaims de pirogues conduites par des mères et leurs enfants moucheronnent autour des voiliers pour attraper les petits colis que nous confectionnons avec des vêtements, des bonbons, des ballons, des bics. Tout est vite parti nous n'avons plus rien que nos mains pour dire que nous sommes désolés et pour leur faire des signes d'adieu.


Nous faisons une halte de nuit devant une scierie organisée en familistère : un grand hangar ouvert avec la scie à ruban pour débiter les troncs directement sortis du fleuve, un hangar de stockage et des maisonnettes pour les ouvriers et leurs familles en rang d'oignons le long de l'eau. Le travail, la nourriture et les soins sont fournis par la scierie : un bon sujet pour un Zola des tropiques.


Dernière étape vers Afua sur le nord-ouest de l'île de Marajo. Nous ressentons à nouveau l'effet du courant de marée qui inverse le courant naturel du fleuve. Nous arrivons en début d'après-midi dans cette étrange cité posée sur le marais au confluent de deux petits rios.


Un quai et une rue côtière en béton, et le reste de la ville posée sur pilotis avec pour toutes rues, des passerelles de bois sur pilotis. Même le petit terrain d'aviation est en béton sur pilotis. Le moindre écart à l'atterrissage et crash dans le marais. Pas la moindre route pour y arriver, l'eau est le moyen de transport normal. La ville est active, peuplée (8.000 hab.) et attachante, même si ses dessous sont peu reluisants. Les nombreux petits commerces égayent de leur bazar coloré les façades de bois patiné. Les vélos circulent rapidement et les trois taxis sont des voiturettes à pédales (cuisses-tax). Les clients sont invités à pédaler.


Nous sommes à nouveau reçus comme des Princes par la Municipalité. La soirée d'accueil nous invite à connaître des danses originales d'enfants, la présentation de Miss Camarao (Miss Crevette, car c'est un haut lieu de pêche aux crustacés) et le club du troisième âge nous offre des fleurs artificielles confectionnées de leurs mains. Quel moment d'émotion de les voir nous sourire en nous remettant ce petit cadeau, nous qui ne représentons rien pour eux et qui ne les reverrons jamais. Une telle effusion de gentillesse et de sincérité nous bouleverse et nous mouille les yeux.


C'est décidé, les dames du Rallye organiseront pour elle un goûter de gâteaux et de tartes dans deux jours. Elle seront ravies à leur tour et emporteront tout ce qui n'a pas été mangé pour leur famille.


Mercredi 17 avril, nous vivons nos dernières heures au Brésil. C'est vraiment une chance que ce soit ici où tout est si attachant. Nous dépensons nos derniers réals en avitaillement et congelons du filet de boeuf à 3 euros/kilo. Comme c'est le pays de la crevette, Catherine commande pour demain deux kilos de crevettes vivantes grosses comme de belles langoustines : absolument délicieuses.


Nous ne voulons pas quitter l'Amazone sans une grande inspiration dans la forêt et nous partons seuls en annexe avec le gros moteur pour nous balader dans les petits chenaux forestiers. Par moments, nous arrêtons le moteur pour nous laisser porter par le faible courant avec un coup de pagaie à gauche ou à droite pour ne pas s'échouer sur la berge distante de quelques mètres. Sous ce toit végétal, il fait frais. Le silence est troublant après l'arrêt du moteur, puis nos oreilles redeviennent sensibles et nous percevons les bruits de la nature : le bruissement des feuilles, le tremblement des palmes, le gémissement des troncs, le chant des oiseaux. Nous retenons notre souffle, notre regard essaye de transpercer le feuillage à l'affût du moindre animal, du moindre insecte, de la moindre fleur. Dernier moment d'harmonie et de sérénité avec la forêt. On expire lentement.


Nous nous enfonçons dans un dédale de chenaux étroits qui nous amène à une fazenda d'élevage. Original : nous traversons en Zodiac la prairie où paissent les buffles, dans un ru de moins de 3 mètres de large. Nous pourchassons les anableps aux yeux globuleux qui ricochent sur l'eau devant nous. Catherine photographie une compagnie d'aigrettes blanches au milieu des buffles.


Nous nous arrêtons devant plusieurs cases sur la rive. Naturellement, les occupants viennent nous voir et la maigre jetée devant leur habitation devient un lieu de rencontre où l'on échange quelques mots et quelques cadeaux (dont nous avons refait provision) pour les enfants si nombreux. Après trois heures de sauts de puces, nous avons fini par faire le tour de la ville par les chemins d'eau forestiers. Nous ressentions ce dernier contact avec la nature et les gens comme absolument indispensable avant de quitter l'Amazone.


En soirée, nous sommes invités au vernissage d'une petite exposition d'un peintre brésilien : Carlos Prado, originaire de la grande ville la plus proche : Macapa. De renommée internationale, ce peintre éclectique multiplie les styles et sa façon de peindre est originale : une large brosse et des doigts de sa main droite pour seuls outils, il crée devant nous trois tableaux en 20 minutes. Ce phénomène est dans le Record Guinness Book pour avoir commis 80 toiles en 20 minutes. Très généreusement, il a préparé pour chaque bateau une toile qui nous est offerte par le Maire. Nous sommes contents, celle préparée pour Caramel représente une case au toit de palme le long d'un rio. Ce sont les images que nous avions vues l'après-midi même et dont le souvenir restera maintenant lié à cette oeuvre. Merci Carlos.


Jeudi 18 avril, c'est notre dernière journée au Brésil. Le ciel nous fait don d'une belle averse qui remplit notre réservoir, durant 6 semaines nous avons utilisé de l'eau de pluie. On en profite pour faire une grande lessive du pont et de l'annexe.


Le soir, une musique connue monte du quai, c'est le rendez-vous des jeunes pratiquant la capoeira. Le son syncopé des berimbeaux et du conga nous rappelle étrangement celui entendu à notre arrivée au Brésil : Salvador, le berceau de la capoeira. La boucle est bouclée.


Le Maire, adepte de l'Assemblée de Jésus, nous convie ce soir à un délicieux buffet entièrement à base de crevettes, précédé d'un long sermon chrétien et suivi d'un long discours d'adieu. Seule fausse note : pas de Caïpirinha, sa secte ne tolérant pas l'alcool. La soirée est calme, nous devisons entre nous sur la fin de notre voyage transamazone. Afua, tu auras été une de nos étapes préférées au Brésil.


Nous avons tous la saudade (mélancolie) de quitter le Brésil.


Matin du grand départ, nous faisons tous des photos de groupe sur le ponton, de nos amis du Rallye, de l'équipage si gentil du Furtado. Serrage de pinces et tapes amicales sur l'épaule à la brésilienne. Triple hourra pour le capitaine et lecture d'un message touchant de simplicité et de gentillesse du cambusier. A chialer.


Le Captain tire une bruyante salve de fusée-pétards dans la plus pure tradition brésilienne et Catherine installe sous la bôme d'artimon, un grand calicot peint par ses soins : "OBRIGADO AFUA" (merci Afua).


Sur le quai se pressent des adultes et des enfants, on dirait que la moitié de la ville est venue nous saluer : "Bom viagem", "Bom Dia", ... Caramel fait gronder sa corne de brume en longs traits vibrants. C'est fini l'Amazone et nous avons déjà envie d'y retourner.


Sur l'Alvaro Furtado se trouve maintenant un pilote spécial pour la sortie du delta, car les bancs sont très mouvants et la carte ne sert à rien. La radio VHF est étrangement silencieuse ce matin, nous ne conversons pas entre nous, c'est difficile avec cette boule dans la gorge.


En milieu d'après-midi, sous l'île de Mexiana, l'Alvaro Furtado nous largue et nous lui faisons tous un concert de corne de brume, en passant à tour de rôle devant lui pour saluer une dernière fois l'équipage. La mer est devant nous, bien que distante encore de 70 milles. La nuit sera longue, il nous faudra veiller aux pêcheurs, mais il y a tellement d'images à se remémorer.


Epilogue


Nous resterons marqués à jamais par ces six semaines de voyage au coeur de la forêt et des fleuves. La participation au Rallye transamazone nous a permis de découvrir plusieurs facettes de la vie amazonienne dans la plus grande sécurité possible.


Comme dans tout voyage, nous avons beaucoup aimé certaines choses et moins apprécié d'autres. Les distances que nous avons parcourues sont grandes (2.000 km au total) et l'obligation de naviguer au moteur fatigue un peu. Nous avons fait trop d'étapes dans les villes et villages à notre goût et pas assez entre l'eau et la forêt, au milieu de nulle part. Nous avons vu les plus beaux couchers de soleil du monde.


Nous savons que si nous y revenons un jour, nous resterons dans le delta et plus particulièrement autour de l'île de Marajo qui nous a beaucoup séduit, tant pour sa végétation que pour ses villes et habitants.


Pour nous occidentaux, il faut oublier les clichés amazoniens que nous avions avant d'y venir, ceux induits par les images et les documentaires. Ce qui est vraiment intéressant est souvent caché. Nos excursions dans la forêt seuls en Zodiac pour voir la faune, la flore et rencontrer les caboclos ont été parmi les moments forts du voyage. En Amazonie, l'accueil et la chaleur de la population est encore plus important qu'ailleurs au Brésil.


L'Amazone dégage une sensation d'immensité et de liberté mais se découvre lentement, absolument lentement.


Terminé sur Caramel dans le tintamarre de grillons, à l'ancre dans Coco's bay sur l'île de Chacachacaré - Trinidad - 06 mai 2002 - 07h45. 



VERS CHAPITRE SUIVANT

Dernières MàJ du site :  Avril 2024

patrick@amelcaramel.net